Islamisme : l’erreur stratégique américaine

L’alternative islamiste aux régimes autoritaires arabes devient une option sérieuse pour la diplomatie américaine dès la fin de la première guerre du Golfe. Aussi bien au niveau de leurs chancelleries qu’à travers leur réflexion stratégique , les Etats Unis sont arrivés à la conclusion que les courants religieux dans les pays arabes seraient, à l’avenir, l’incarnation d’une légitimité populaire qui leur ferait inéluctablement conquérir le pouvoir politique .Cette conviction trouve son argumentaire dans les origines mêmes de la société américaine fondée sur un corpus de principes panachant éthique religieuse, démocratie libérale et conservatisme moral .Les USA considèrent, en effet , qu’ils peuvent , non seulement co-exister, mais encourager « une identité musulmane positive , pro- occidentale et pacifique ». La marche triomphale des néo-islamistes turcs vers le pouvoir allait définitivement faire taire les plus récalcitrants . Parmi ces derniers figure S.Huntington qui estimait que par un « paradoxe démocratique » le suffrage universel ne pouvait porter au pouvoir que des forces fondamentalistes hostiles aux Etats Unis . En réalité , le résultat du suffrage universel n’est que le reflet de la désastreuse image de marque des Etats Unis dans le monde arabo - musulman et cela quelle que soit la forme du régime en place .Les révolutions qui ont récemment eu lieu dans certains pays arabes, en libérant certaines forces déstructurées , ont crée une situation de risques incontrôlables pour les intérêts américains dans toute la région . Il ne subsiste plus de doute, actuellement, sur le rôle joué par le projet du Grand Moyen-Orient initié par le Président Bush , dans le remodelage de la scène politique arabe . Le but principal de la politique extérieure américaine, à travers cette nouvelle vision ,consistait en la multiplication de systèmes socio- politiques de même nature même au prix d’une accession des islamistes au pouvoir . L’homogénéité ainsi installée peut permettre un dialogue voire un partenariat avec les nouveaux dirigeants dont la légitimité va en faire ipso facto des amis des Etats Unis ,les démocraties ne sont-elles pas objectivement alliées ? Le maintien et l’affermissement des intérêts américains , même en se fondant sur des scenarii hasardeux ,aveugle la réflexion stratégique américaine qui reste très conservatrice et fortement obnubilée par l’impératif de sauvegarde des positions de puissance et de domination mondiale .La prochaine phase de préservation des intérêts occidentaux dans une région vitale pour le monde coïncide donc avec les aspirations populaires arabes de vivre au sein de régimes démocratiques fondées, dorénavant , sur la Liberté et la Justice .
Ce croisement de circonstances historiques très rare ,les USA l’ont compris et veulent saisir cette opportunité pour maximiser ses retombées stratégiques et cela peut sembler ,à priori, de bon aloi .
Trois axes majeurs modèlent la politique étrangère des Etats Unis , expliquent toutes leurs orientations et décident de leurs positions futures .Leur analyse démontre de façon incontestable que la diplomatie américaine assigne un rôle charnière aux islamistes désormais pièce maîtresse de l’échiquier stratégico-politique arabe .L’objectif ultime vise à domestiquer les révolutions arabes et à les mettre au service d’un grand projet d’asservissement qui les déconnectera définitivement de la marche de l’Humanité vers le progrès technologique . Le premier pivot de cette stratégie est énergétique et a pour dessein d’empêcher, par tous les moyens, l’émergence d’un rival potentiel, une sorte de « Heartland » qui mettrait en danger les intérêts de la puissance économique américaine. Tout rapprochement entre l’Europe et la Russie, la Chine émergente et la Russie renaissante , est subtilement mais systématiquement sabordé . Une véritable guerre de l’ombre a permis de mettre sous tutelle « les pompes énergétiques » qui nourrissent la dépendance européenne et garantissent la croissance du Sud-Est asiatique. Le contrôle des grands axes énergétiques demeure l’objectif premier de l’hyper puissance mondiale .C’est ainsi que les oléoducs de l’Asie centrale sont sécurisés par l’installation de bases dans les ex-Républiques de l’URSS et par l’occupation de l’Afghanistan. Toutes les routes énergétiques de cette région passent vers l’Europe sous le bienveillant contrôle, militaire et logistique, de la nouvelle puissance turque .L’accession de l’AKP au pouvoir en 2002 va renforcer le projet transatlantique de Washington d’encercler la Russie et de couper la route du pétrole à la Chine . La Turquie néo - islamiste devient ainsi une passerelle vers la Caspienne et un modèle de régime politique pour les Arabes vivant sous le joug de dictatures laïques et impopulaires .
En s’imposant comme maîtres incontestés des sources de ravitaillement que sont les champs pétrolifères du Golfe Persique - 70%des réserves prouvées de pétrole et 30% des réserves de gaz de la planète – particulièrement après l’invasion de l’Irak ,troisième réserve mondiale d’hydrocarbures , les Américains réalisent une véritable OPA sur l’avenir de l’Humanité . Le rêve de maîtriser la quasi-totalité des ressources énergétiques du monde est aujourd’hui la plus incontestable des réalités. Cette main-mise se fait ,de surcroît , en étendant une suprématie sans partage sur l’Eurasie et en sanctuarisant le Grand Moyen-Orient . Il s’agit ,en l’occurrence, du second axe de la politique étrangère américaine. En effet , la recomposition de la nouvelle donne stratégique doit passer obligatoirement par la pacification de la région arabe qui est au cœur du « Rimland » ces régions intermédiaires entre le « Heartland » et les mers riveraines convoitées par toute puissance qui se veut mondiale . Cet objectif sera atteint selon un plan excluant l’option militaire expérimentée en Irak et trop coûteuse . Il privilégiera une approche « soft » pouvant prendre plus de temps mais aboutissant inéluctablement à la chute des régimes ciblés qui ont, d’ailleurs, comme points communs d’être des dictatures et de combattre férocement l’islamisme .Ce plan a un parrain le Qatar et une machinerie dont la pièce maîtresse est la chaîne satellitaire Al Jazira . Les dernières révélations de WikiLeaks, sur les liens plus qu’étroits qu’entretenait la direction générale de cette télévision avec le Département d’Etat américain et le pouvoir politique à Doha prouvent ,de façon irréfutable , le détournement de la ligne éditoriale de cette chaîne à des fins politiques avec un seul objectif :convaincre les masses de la nécessité d’une alternative islamiste . La longue et très professionnelle formation reçue par de jeunes informaticiens arabes , sous le couvert du renforcement des capacités de la société civile , a permis une grande manipulation de l’opinion publique digne d’une véritable guerre psychologique. Les nouvelles armes de destruction massive que sont devenus les médias sans frontières n’ont jamais été aussi efficaces pour donner une forme si concrète au projet du Grand Moyen-Orient puisque la chute des régimes autoritaires permet, aujourd’hui, l’accession avec une facilité déconcertante des islamistes au pouvoir. L’uniformisation recherchée des régimes politiques de la région est finalement en cours de réalisation à la grande satisfaction de la diplomatie américaine qui n’a jamais été aussi « agréablement envahissante ». Des courants politiques religieux , dont l’aversion pour l’impérialisme américain est encore un cri de ralliement , des confins du Waziristân à l’Atlantique, deviennent des gouvernants bon teint et les hôtes VIP du gotha washingtonien . Les nouvelles prétentions géostratégiques américaines valent bien une messe démocratique !
Tous ces retournements d’alliances sont accompagnés d’un silence tout à fait remarquable d’Israël l’allié stratégique des USA . Ce processus si décisif pour son avenir , ne semble guère inquiéter l’Etat hébreu « Grand Satan » des islamistes de tous bords et leur cible ultime . Plus stupéfiant encore, et comme ils l’ont fait pour les néo-islamistes turcs candidats à l’Union Européenne , les Etats Unis soutiennent la campagne tous azimuts des nouveaux dirigeants islamistes pour s’octroyer une respectabilité sur la scène internationale. Les réticences des alliés occidentaux, particulièrement la France, s’estompent peu à peu mais l’image de l’islamisme porte-étendard du terrorisme reste figée dans la mémoire collective occidentale .
C’est justement la lutte contre le phénomène du terrorisme qui constitue le troisième pilier de la politique étrangère américaine et c’est dans ce cadre que le Gouvernement des Etats Unis estime que les islamistes vont jouer un véritable rôle de bouclier pour l’Occident . Ceux que les dictateurs arabes ont été incapables de mater avec leurs dispositifs sécuritaires , les islamistes , une fois au pouvoir, les neutraliseront par une sorte de nouvelle théorie du « Containment » . Toute cette position se résume dans la déclaration du Secrétaire d’Etat adjoint R.Haass, en décembre 2002 devant le Council For Foreign Relations où il affirme que « les partis islamistes, en accédant aux responsabilités gouvernementales ,assècheront le terreau des injustices et des inégalités sur lequel prospèrent frustrations et terrorisme ».
A priori naïve, voire primaire, cette approche est très subtile car elle est fondée sur de solides convictions que les islamistes , s’ils sont aidés à prendre le pouvoir, seront reconnaissants et constitueront un vrai rempart au terrorisme. Pour les Américains, l’Islam politique modéré affaiblira les mouvements djihadistes en les combattant de l’intérieur avec leurs propres frères et leurs propres armes. Cette opération de « fusion-acquisition » au sein de la « holding islamiste » a commencé par une politique de retour à l’expéditeur qui est en marche et dont personne ne soupèse les conséquences pour l’avenir de nos pays. Un nombre important de combattants ,de prédicateurs extrémistes, de spécialistes de la guérilla urbaine font un retour remarqué dans les pays du « Printemps arabe » et les réseaux terroristes sévissant naguère au Pakistan ou en Afghanistan s’implantent ,s’entraînent et se répartissent particulièrement sur les territoires faisant face directement à l’Europe augurant d’un nouveau cycle de violences.
Une réorganisation totale est , en effet ,en cours pour adapter les cellules secrètes islamistes à la nouvelle situation politique et en faire un instrument efficace pour la prochaine étape .Sortis de leur clandestinité, les courants religieux vont, maintenant, disposer d’une logistique quasi-illimitée ,à l’image de ce qu’a pu avoir un certain Ben Laden pour combattre les soviétiques en Afghanistan avec la nuance qu’il s’agit pour le cas de l’espèce d’instaurer le sixième califat.