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Fiche de lecture nos temps modernes
Alex VEYNAND

Introduction
Nos temps modernes est le troisième ouvrage écrit par Daniel Cohen, professeur de sciences économiques et spécialiste de la dette souveraine. Celui-ci succède à « Les Infortunes de la prospérité » (1994) et « Richesse du monde, pauvreté des nations » (1997).

Cet essai a reçu le prix « Livre d'économie de l'année 2000 » décerné par le Sénat français. Au travers de cet ouvrage, Daniel Cohen s'attache à analyser la transition du modèle fordiste où l’on ne tient pas compte de la subjectivité du travailleur, à « nos temps modernes ».

Ce faisant, en dévoilant les mécanismes qui ont lentement conduit à ce changement, tel que le développement libéral et la force grandissante des marchés financiers, l'auteur, pour lequel rien n’est irréversible, tente de répondre à la question suivante: dans quelle mesure peut-on affirmer que nos temps modernes sont pires qui ceux qui les ont précédés ?
Sommaire
Dans un premier chapitre « La nouvelle vague », Daniel Cohen s’attache à analyser la difficile transition du modèle fordiste, c’est-à-dire celui de la déshumanisation du travailleur avec l’apparition du travail à la chaîne, vers un nouveau modèle productif des temps modernes où le travail ne prend jamais réellement fin.
Dans un deuxième chapitre « Burnt Out », le plus appréciable du livre, l’auteur met à la lumière du jour les pathologies du nouveau modèle de production dans les entreprises. « Le stress devient le mode de régulation de la société post-fordiste ». Au travers de ce chapitre, l’auteur montre que l’on exige bien plus de l’employé aujourd’hui qu’auparavant.
Dans un troisième chapitre « La consommation, entre public et privé », l’auteur explique en quoi le rapport à la consommation des biens a évolué avec le temps. La providence du XXè siècle a fait qu’aujourd’hui, presque toutes les catégories sociales sont équipées des biens tels que la voiture ou le réfrigérateur, et l’inégalité, désormais durable, se retrouve dans la qualité des biens en question.
Dans un quatrième chapitre « Du capital financier au capital humain », l’auteur montre que le « capitalisme managérial », c’est-à-dire un capitalisme où l’impératif industriel a plus de poids que les actionnaires d’une entreprise, a été remplacé par le « capitalisme patrimonial », une nouvelle forme de capitalisme où les actionnaires prennent en quelques sortes une revanche sur les salariés. Par ailleurs, l’auteur affirme que la vague actuelle de libéralisme valorise le capital financier au détriment du capital humain, alors même que ce dernier est en fait la vraie richesse de l’entreprise.
Dans un cinquième chapitre « La nouvelle politique économique », l’auteur traduit l’impuissance grandissante des Etats face à la toute-puissance des marchés financiers.
Dans un sixième chapitre « L’île aux chômeurs », l’auteur indique que le chômage est le résultat de ceux qui veulent travailler (la population active), et le pourcentage de celle-ci que le système pourra intégrer. Il n’est pas un solde fixé par la technique : c’est un rapport social entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas.

Dans un septième et dernier chapitre « Le capitalisme peut-il survivre ? », l’auteur reprend Schumpeter : « La machine capitaliste constitue […] un mécanisme de production en masse, donc nécessairement synonyme de production pour les masses ». Partant de ce postulat, il se pose la question de savoir comment passer d’une indexation de principe du salaire ouvrier (une indexation au taux horaire) à une indexation de fait sur la richesse produite, c’est-à-dire le volume de production du travailleur.
Passages
Le XXè siècle est pour l’auteur celui de la déshumanisation avec l’apparition du travail à la chaîne. Dans le premier chapitre, aux pages 34 et 35, Daniel Cohen décrit les conséquences du modèle fordiste sur le travailleur. Il décrit un système qui a voulu « standardiser » le monde pour le rendre meilleur. La conséquence directe fut que l’ouvrier devint le spectateur impuissant de son propre travail. « L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ou une chanson ». On sépare le travailleur de son humanité, on lui enlève sa subjectivité en tant qu’individu. « L’un des principaux avantages de la division du travail (bien conçue) est de rendre la tâche moins consciente tout en allégeant d’autant les centres nerveux ».
Un autre passage du livre, au deuxième chapitre, se révèle d’autant plus exaltant. Ce sont aux pages 60 et 61 que l’on doit l’analyse sur le management moderne, qui présente l’entreprise comme un lieu d’action épanouissant pour le salarié. Dans ce contexte, le régime fordiste n’existe donc plus, et c’est un nouveau mode d’organisation du travail, le « toyotisme » en référence à la firme japonaise, qui est venu prendre en compte la subjectivité de l’ouvrier, condition de sa coopération. On tend à valoriser l’employé sur ses performances individuelles, sa polyvalence au sein de la structure, on lui demande de savoir se démarquer. Pourtant, la polyvalence du travailleur tend vite à se convertir en une surcharge.
Ceci a un effet dévastateur : frustration, isolement et concurrence prédominent. Désormais, l’atteinte à la santé mentale du salarié serait devenue une des sources principales de l’absentéisme. Le stress et la dépression sont devenus des maladies typiques de la société postfordistes où « ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, mais les hommes eux-mêmes ». Le monde moderne engendre un formidable renversement : ce n’est plus à l’entreprise de surveiller l’ouvrier, ce sont aux ouvriers de démontrer à l’entreprise qu’ils ont bien fait leur tâche. Jean Baudrillard le pose sous cette forme: « L’individu aujourd’hui est moins aliéné par le fait qu’on sait tout de lui que par le fait qu’on le sollicite de tout savoir sur lui-même. Là est le principe d’une servitude nouvelle et définitive. »
Remarques personnelles
Cette œuvre m’a beaucoup plu car l’auteur ne se borne pas à un simple constat de l’évolution de la façon de produire. Il distingue différents niveaux d’analyse en confrontant plusieurs théories comme celle de la fin du travail, la mutation du capitalisme, le néolibéralisme,… Ce livre est un essai structuré, facile à lire et instructif.
J’ai pu découvrir de nombreux thèmes qui m’étaient jusqu’alors tout à fait inconnus. Ce n’est malheureusement pas dans la branche informatique que l’enseignement théorique sur l’économie est le plus riche, et lire cette œuvre de Daniel Cohen m’a donné envie de lire l’ensemble de son travail, et plus encore, de lire Joseph Schumpeter ou encore Gary Becker, et j’en passe.
Dans cette œuvre stimulante et profondément politique de Daniel Cohen, il manque tout de même une analyse profonde des forces sociales sur lesquelles s’appuyer pour concrétiser un réel changement, et le style de l’auteur est un peu expéditif. La politique économique exercée est de poids, et si elle pouvait permettre de s’attaquer vigoureusement aux inégalités sociales, c’est à la majeure partie de la population que l’on permettrait de rebondir.