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Istrati Vie Adrien

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Pages 185
Panaït Istrati

LA MAISON THÜRINGER Vie d’Adrien Zograffi – Volume I
1933

Table des matières

PRÉFACE À « ADRIEN ZOGRAFFI » OU LES AVEUX D’UN ÉCRIVAIN DE NOTRE TEMPS ..................................... 3 LA MAISON THÜRINGER..................................................... 16 À propos de cette édition électronique ................................. 157

PRÉFACE À « ADRIEN ZOGRAFFI » OU LES AVEUX D’UN ÉCRIVAIN DE NOTRE TEMPS
L’histoire de la vie d’Adrien Zograffi, en une demi-douzaine de volumes, aurait dû constituer, à l’origine, toute mon œuvre. Une œuvre littéraire doublée d’un témoignage d’homme mûr. J’avais quarante ans quand, pendant l’été 1924, parut mon premier livre, Kyra Kyralina. Ce n’est pas à cet âge-là qu’on débute dans le métier d’écrivain, je l’avais dit dans ma préface à Kyra. Aussi n’étais-je décidé, alors, qu’à raconter un cas. Et encore ne le fis-je que poussé par Romain Rolland. Mais dès que je me fus mis à écrire, la violence de mon tempérament emporta ma raison comme le vent emporte une plume. J’éclatais de joie, je sanglotais de bonheur, à l’idée qu’un ami d’une espèce et d’une taille encore inconnues de moi voulait que j’écrive, vraiment, en français ! Quel français ? Je l’ai déjà raconté ; un gazouillement dont l’harmonieuse mélodie me tournait la tête et que je venais de découvrir seul, en déchiffrant, à coups de dictionnaire, Fénelon, Jean-Jacques et quelques autres classiques. Je cherchais un instrument rudimentaire qui devait me servir pour m’entendre avec mes collègues suisses, peintres en bâtiment. Je me suis réveillé, jouant d’une flûte aux sons enchanteurs. Et puisqu’un auditeur comme Romain Rolland me criait : « Vas-y ! » j’y allai, pour lui faire plaisir, car je ne me doutais de rien, mais je laissai échapper de mes mains mon fil d’Ariane et je m’égarai dans un labyrinthe d’histoires merveilleuses. Quand je voulus revenir à mon Adrien Zograffi, à son existence véridique ou vraisemblable, je m’aperçus que ma flûte était fêlée : mon Mikhaïl plaida mal sa grande cause, l’amitié.
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J’embrouillai la réalité et le rêve. Manquais-je de souffle ? Je tâchai de m’en convaincre : je chantai Nerrantsoula et Les Chardons du Baragan, et j’en fus très applaudi. Mais le ver rongeur du doute s’était glissé dans ma meilleure moelle. Je redoutais le contact avec l’âme de mon œuvre. Pour éloigner l’esprit malin, je jetai entre lui et moi une poignée de lambeaux de vie : Le Pêcheur d’éponges ; puis, mon dernier cri : Tsatsa-Minnka, qui débute avec les élans de jadis, pour expirer tout de suite, comme un chant du cygne. Et maintenant me voici les bras ballants devant la vie d’Adrien Zograffi ; qui devait être étonnante, mais que je contemple d’un œil froid. Le bonhomme me fait pitié. Pour lui, je n’ai plus de flûte, j’ai une plume, à l’exemple de tous les écrivains de mon temps, qui écrivent non pas tant par passion que pour gagner leur vie, avec ces deux insuffisances à mon désavantage : 1° ils savent faire des « bouquins », alors que moi je ne sais guère ; 2° ils écrivent dans leur langue maternelle, tandis que je bûche comme un aveugle, me cognant la tête à toutes les règles d’une grammaire dont j’ignore le premier mot.

Qu’on ne se figure pas que j’entreprends ces aveux afin de mendier je ne sais quelle indulgence du lecteur, de l’opinion ou de la postérité. Ce ne sont pas les autres qui m’apprendront ce que je suis, ce que je peux ou ne peux pas. Aussi, quand je parle de mes « insuffisances », qu’on entende par là mes héroïsmes. En voici la preuve, que je soumets plus particulièrement à l’examen de cette jeunesse qui m’écrit pour me dire combien je dois être heureux. Si, même lorsqu’il jongle avec sa langue maternelle, écrire est un drame pour celui qui fait de sa vocation un culte, qu’estce que cela doit être pour moi qui, dans mon français de fortune, en suis encore aujourd’hui à ouvrir cent fois par jour le Larousse, pour lui demander, par exemple, quand on écrit amener et quand emmener ! Mais c’est l’enfer ! J’avance comme une
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taupe obligée de monter un escalier brûlant. Et je souffre dans tous mes pores, ne sachant presque jamais quand j’améliore et quand j’abîme mon texte. Nos pauvres destinées ! Avant d’être écrivain j’ai connu pas mal de travaux forcés, mais je ne me doutais pas alors qu’il me restait à connaître les plus inhumains de tous : ceux qui se pratiquent devant l’admiration des hommes et au bout desquels sombrent en même temps le corps et l’âme. Oui, cette âme que j’ai tant défendue contre la persécution des besognes obligées et qui était mon premier bonheur ! Aujourd’hui elle fiche le camp, par petits morceaux, sans que je puisse, comme au temps où j’étais homme de peine, la sauver d’une mort misérable. C’est mon héroïsme à rebours : condamné à écrire. L’ai-je au moins voulu ? Non. À l’encontre de Martin Eden, je n’ai jamais envoyé un manuscrit à un éditeur ou à un homme de lettres, et ceux qui m’envoient aujourd’hui les leurs, me rappelant ma « grande chance », ne savent pas que Romain Rolland a bataillé de janvier 1921 à mai 1922 pour me décider à écrire. C’est le premier trait d’héroïsme que j’aie connu de lui : « Travaillez, disait-il à l’homme qui sortait de l’hôpital de Nice, c’est au travail que je dois mon salut ! » Jusque-là j’avais toujours abandonné mes tentatives littéraires à la trentième ou quarantième page, tout au plus. Cela, en roumain, et à quelques années de distance l’une de l’autre. J’avais horreur du travail littéraire qui n’allait pas tout seul. Je me figurais que les romanciers écrivent comme le rossignol chante. C’était du reste une pensée commode, qui se mariait bien avec mon dolce farniente. Je n’aimais pas l’effort. La voix de Villeneuve m’impressionna avec son ton différent : lorsqu’on a quelque chose à dire et le don de le faire, y renoncer est un crime, la paresse une honte. J’obéis donc, avec élan. Mais, dès le début, l’ignorance de la langue me fit payer chèrement la joie d’écrire, et d’écrire en
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français. Ma poitrine était un haut fourneau plein de métaux en fusion qui cherchaient à s’évader et ne trouvaient pas de moules prêts à les recevoir. Toutes les minutes j’arrêtais la matière incandescente, pour voir s’il s’agissait de deux l ou d’un e grave, de deux p ou d’un seul, d’un féminin ou d’un masculin. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou à cette époque-là. Et que de bel or répandu par terre ! C’est ainsi que j’ai écrit tous mes livres et toute ma correspondance. Y a-t-il jamais eu, dans l’histoire, un autre fichu écrivain de mon type ?

Toutefois, tant que la chaleur du creuset se maintint au maximum, les souffrances de mes enfantements tourmentés furent supportables. J’étais le ménestrel ignare, ou plutôt le tzigane violoniste de Braïla qui encaisse insultes et raclées à toutes les noces paysannes, uniquement pour la joie de voir les fêtards rester, jour et nuit, les yeux suspendus à ses lèvres, à son archet. Je connus ces yeux qui écoutent, des yeux que j’aimai. Ce sont eux qui ont fait de moi un conteur. Hélas, un jour le charme fut rompu ! Je me mêlai des affaires du monde, je discutai, avec mes amis, les idées et les problèmes de mon temps. On me le reprocha tendrement d’abord, puis comme j’insistais, on me rudoya : « Cordonnier, tiens-toi à tes chaussures ! » Alors je me fâchai. Oubliait-on qu’Adrien Zograffi avait toujours été moins un conteur qu’un révolté ? On ne l’oubliait pas, mais on voulait que sa révolte fût disciplinée. C’est ce qui me fâcha plus encore. Nous nous brouillâmes. À mon retour de Russie, je me séparai de mes plus grands amis. Et pendant que l’Égypte me refoulait et que l’Italie me jetait dans ses cachots à Trieste, les aimables bergers communistes annonçaient mon apostasie à l’Europe ouvrière, à ma
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classe : « agent de la Sigourantsa roumaine », « vendu à la bourgeoisie ». Ils le firent tout à leur aise, au milieu d’un silence qui me prouva combien l’homme est seul sur la terre. Vanité des vanités… Ce n’est pas tout. On dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Il vient même trop bien accompagné. Dans mon isolement toujours croissant de ces dernières années, il me restait tout de même un ou deux amis, des amis de la première heure et qui avaient joué un rôle idéal dans mon existence. Je les perdis de la façon la plus inavouable : par l’argent ! Naturellement mes livres m’avaient rapporté un peu d’argent, que je partageais, à mesure qu’il rentrait, avec quiconque, ami ou inconnu, s’adressait à moi. Je ne faisais là que continuer une pratique de toujours et dont je n’avais pas l’exclusivité. En Orient surtout, l’entraide amicale ainsi que l’aide à l’inconnu sont choses banales. Je leur dois de n’avoir pas crevé de misère. En ce sens l’Occident lui-même fut assez généreux avec moi. Eh bien ! mes plus chères âmes appelèrent cette pratique dissipation. Il fallait, paraît-il, garder ce maudit argent et le manger en famille. Ici la brouille se fit à la manière orientale : écœurante, ordurière, définitive. De part et d’autre, les âmes sombrèrent dans l’ignominie. Est-ce tout ? Mais non ! Il y a le pire. Il y a la femme. Nombreuses sont les femmes dans ma vie. Je les ai aimées. Elles m’ont aimé. Et nos séparations ont toujours été supportables. Ayant horreur de la souffrance qui vient de la chair contrariée – la plus abrutissante de toutes ! – je faisais l’impossible
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pour que lors d’une rupture le mal ne soit meurtrier ni pour l’une ni pour l’autre partie. Oui, je faisais l’impossible… Et je réussissais parce que c’était moi qui tenais les brides. Mais le jour vint où une femme – la plus grande de toutes celles que j’ai connues : la femmecompagnon de vie – me subtilisa la direction de l’équipage fou. Voyant venir le désastre, ah ! combien ne l’ai-je pas suppliée de me laisser m’en aller au diable, tandis que le mal pouvait encore être partagé par moitié ! – Non… non ! criait-elle. Je ne peux pas vivre sans toi. Tuemoi ! Alors je baissai la tête et lui passai les brides. Elle me conduisit au bord du précipice, me cracha au visage et me poussa dans l’abîme sans crier gare. Elle ne souffrait plus. Elle était occupée. C’était une femme de grand caractère. Mes amis les plus nobles l’affirmaient. Et j’en étais convaincu moi-même. Seigneur ! Envoie à l’homme la peste, la lèpre et toutes les autres calamités de l’existence, mais ne lui envoie pas une femme de « grand caractère ». J’ai failli y laisser ma raison. Cela se passait dans l’été 1930. Plus d’idéal social. Plus de foi dans l’art. Plus d’amitié. Plus de femme-compagne de vie. Seul, étendu sur mon lit, les yeux fixés sur le plafond blanc de ma chaumière de Braïla, je passai des jours et des nuits à lutter contre la folie et le suicide. Je ne voulais pas sombrer. Je voulais comprendre. Comprendre les monstruosités de l’existence !

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Je croyais avoir vaincu. Encore une fois ! Mais non. Un autre ennemi me guettait : la tuberculose ! Je n’y pensais plus. Elle me poignarda dans le dos. Nouvelle lutte, mais sans aucun succès. J’en suis là. Aujourd’hui, reclus dans ce vieux monastère des Carpates moldaves d’où j’écris ces lignes, je me cabre – inutilement, il me semble – contre mon destin. Je n’ai plus pour respirer que les bases de mes poumons. Depuis quatre mois je passe les trois quarts de mon temps au lit. Je ne peux faire deux cents pas ni parler cinq minutes sans étouffer. Et mon corps brûlé par la fièvre ne pèse plus que cinquante kilos. La tuberculose, que je connais de longue date, ne m’avait jamais encore mis dans un tel état. C’est grave.

Cependant je ne peux mourir ! La partie la plus sérieuse, la plus honnête de mon œuvre, est toujours dans mon ventre. Je ne me sens pas né pour distraire les hommes, mais pour les instruire fraternellement, car mon expérience de la vie est des plus généreuses. Il ne faut pas me dire que les hommes ne veulent pas être instruits. Si ! ils veulent l’être, mais par l’exemple. Pourquoi sommes-nous si sensibles au triomphe du bien sur le mal ? Pourquoi nous réjouissons-nous de la défaite du méchant ? C’est parce que nous sommes nés bons. Mais ce triomphe et cette défaite, il ne faut pas les montrer aux hommes rien que dans les romans, au théâtre et sur l’écran, il faut les leur prouver, dans la vie, et voilà ce qui ne se fait que rarement. Bien rarement, pour deux raisons : d’abord, parce que l’homme, tout en étant né bon, est aussi une créature orgueil–9–

leuse, vaine, égoïste ; ensuite, parce qu’il est très difficile de se conduire généreusement dans la vie, alors que l’énorme majorité des humains fait tout le contraire. Or, durant toute mon existence – une existence des plus pénibles – la seule action que j’aie accomplie le plus parfaitement possible, c’est précisément d’avoir vaincu cette difficultélà, c’est de m’être conduit en homme généreux. Oui, aujourd’hui que ma vie est à la merci du moindre refroidissement, oui, je peux le dire publiquement, fouillez mon existence, vous y trouverez contre moi tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez nulle part ce défaut qui fait le malheur de l’humanité, l’égoïsme, l’atroce égoïsme qui rend l’homme insensible à la détresse de son prochain. C’est là tout mon Adrien Zograffi. Adrien prouvera par l’exemple de sa vie qu’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir l’âme stoïque, ou vertueuse, pour pouvoir et devoir vivre généreusement. C’est tout simplement parce que la générosité offre à l’âme plus de satisfactions que l’égoïsme. La vie n’est pas belle seulement lorsqu’on se garantit contre la misère au milieu de l’universelle souffrance, ou lorsqu’on vit dans une magnifique villa, entouré de belles femmes, d’amis flatteurs, de superbes limousines et de beaux chiens, à l’exemple de la plupart des artistes et des moralistes de notre temps apocalyptique. La vie peut être bien plus belle en mourant sur un grabat, sans rancune, la conscience libre de tout poids honteux, après avoir eu toutes les possibilités et même le goût, parfois, de faire comme presque tout le monde. Car le monde peut vivre sans routes, sans électricité et même sans hygiène corporelle, mais il ne peut pas vivre sans âmes propres.
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Adrien vivra et mourra peut-être sur un grabat parce que, d’avoir eu dans la générosité une foi totale, la vie l’a somptueusement récompensé. Cela se paie. Cela se paie avec son sang. Comment pourrait-il finir sa vie dans un palais, époux d’une richissime Américaine, quand il a visé à la découverte d’un Romain Rolland et d’un Georges Ionesco, et quand la vie, riche de miracles, les lui a donnés, l’un et l’autre ? Oh ! oui… Il pourra un jour se séparer de tous deux. Il n’y a pas que la mort qui sépare les hommes, il y a aussi les malentendus, les futilités de nos tempéraments. Cela ne compte pas. Cela s’oublie, le long des siècles. Ce qui compte et ne s’oublie jamais dans la mémoire généreuse des hommes, ce sont les grands accords, créateurs de miracles. Un de ces miracles, c’est le beau moment de notre rencontre, à nous trois, dans la masse noire de l’Éternité. Voici ma main… Et mourons, chacun sur le lit que nous aimons !

J’ai compris cela après avoir vécu seize mois dans l’URSS et après avoir vaincu le suicide et la folie. J’ai compris que « nul ne peut sauter plus haut que son chapeau », comme dit je ne sais plus qui. Pourtant il faut tâcher d’aller plus loin. Tant soit peu. Il faut tâcher. Car il y a devant nous, tel un cadavre puant, la terrible vie des hommes – des hommes qui s’entre-dévorent. Enfin ! N’estil pas vrai que, depuis que le monde existe, toute force qui se lève au-dessus de la masse humaine, et d’où qu’elle vienne, d’en haut ou d’en bas, ne fait qu’écraser son faible prochain ? Eh
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bien ! où est-il écrit que cela doit continuer ainsi jusqu’à la fin des siècles ? Je sais : des amis savants me rappellent sans cesse la biologie et ses lois. Non ! non ! si les universités n’enseignent que cela, à bas les universités ! Je refuse de me considérer comme un oiseau de proie qui se nourrit du sang de ses congénères. Je suis un homme, c’est-à-dire la seule de toutes les créatures animales qui souffre au spectacle de la souffrance de ses semblables. Il ne faut pas me confondre avec un pauvre épervier. Alors ? À quoi servent toutes ces sciences, tous ces arts, tout le fumier de vos philosophies millénaires, puisqu’on n’est pas encore arrivé à défendre, sous peine de mort, de vivre du sang de son prochain ? Pourquoi, du haut de vos chaires de morale et de religion, prêchez-vous le Beau, le Bien, le Juste, puisque tous, jusqu’au dernier, vous ne faites en pratique qu’obéir aux lois de la biologie de l’épervier ?

Mais toutes ces choses-là, on les a déjà dites, et si bien dites que les foules toujours avides de justice s’en sont engouées. Et de tous les iconoclastes elles ont fait leurs nouvelles idoles. Qu’en est-il résulté ? Rien. Ou plutôt, si ! Il en est résulté un nouveau métier, le plus horrible de tous : le métier, bien lucratif, de l’artiste ou du moraliste qui vit du sang de la sainte révolte des vaincus. Maintenant c’est fini ! Je vois naître dans la rue un homme nouveau, un gueux. Un gueux qui ne croit plus à rien, mais qui a foi totale dans les forces de la vie. Et de mon lit de malade – qui peut devenir cet automne même mon lit de mort – je dis à ce gueux ce qu’Adrien Zograffi n’aura peut-être plus le temps de dire. Je lui dis ceci :

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Après avoir eu foi dans toutes les démocraties, dans toutes les dictatures et dans toutes les sciences et après avoir été partout déçu, mon dernier espoir de justice sociale s’était fixé sur les arts et les artistes. Vu leur grand pouvoir sur les masses, je m’attendais à ce que surgissent dans les lettres des géants révoltés qui tous, dans la rue, se mettraient à la tête de la croisade contre notre civilisation bestiale, démasquant toutes les hypocrisies : démocratiques, dictatoriales, religieuses, scientifiques, pacifistes ou moralisantes. On n’a rien vu de tel, comme tu sais. L’art est une supercherie, à l’égal de toutes les autres prétendues valeurs. J’ai moimême fait de l’art, et pas mal réussi, je puis donc te le dire : encore une supercherie. Et l’artiste est semblable à l’homme d’Église ; il prêche le sublime, mais il entasse des louis tant qu’il peut, t’abandonne dans la gueule du loup et se retire pour grignoter son magot, parfaitement défendu par ces mêmes mitrailleuses qu’il te demande, à toi, à toi seul, de détruire. Voilà ce que sont les arts et les artistes qui t’émeuvent. Des charlatans ! Aussi, quand, de leur retraite, ils t’exhortent à adhérer à ceci et à cela, en versant des larmes sur ton sort, n’adhère plus à rien. Pas même à toutes ces « patries internationales » qui sont à la mode en ce siècle. Patries ? À bas toutes les patries, nationales ou internationales, avec leurs vieux ou leurs nouveaux maîtres, démocrates ou absolutistes, tous des maîtres – à bas toutes les patries qui font toujours tuer les uns afin de faire vivre les autres. Refuse de crever pour qui que ce soit. Croise les bras ! Sabote tout ! Demeure lourd de toute ta masse. Dis à ces messieurs, quels qu’ils soient, d’aller, eux, se faire tuer pour toutes ces patries qu’ils inventent chaque siècle et qui se ressemblent toutes. Toi, homme nu, homme qui n’as que tes pauvres bras ou ta pauvre tête, refuse-toi à tout, à tout : à leurs idées comme à leur technique ; à leurs arts comme à leur révolte confortable.
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Et si l’envie te prend de crever quand même pour quelqu’un ou pour quelque chose, crève-toi pour une putain, pour un chien d’ami ou pour ta paresse. Vive l’homme qui n’adhère à rien !

Mon lecteur, toi qui étais habitué à mon art – quitte-moi ! Je n’ai plus le goût de l’art et, même si je guéris, je n’en ferai plus. Mais j’ai appris dans Jean-Christophe ce que je n’ai pas appris dans tous mes chers Balzac. J’ai appris à parler honnêtement, à l’homme qui croit en moi. Dans ce Jean-Christophe, que je lisais voilà treize ans tout en barbouillant des tracteurs à Genève, dans ce JeanChristophe dont Georg Brandes m’écrivait plus tard que « ce n’est pas une œuvre d’art », j’ai appris ce que doit être un écrivain honnête, et qu’un lecteur honnête. Ce n’est pas rien ! C’est beaucoup plus que toutes ces barbes de Divine Comédie et même de Faust. Oui, oui… Bien plus nombreuses sont les œuvres d’art qui visent le zénith que celles qui vous enseignent à vous conduire honnêtement dans la vie. J’irai plus loin : il est plus facile de s’exalter que d’avoir tout simplement du bon sens, de l’honnête et rare bon sens. Et puis, il faut que chaque époque trouve ce dont elle a besoin. Je crois que la nôtre, qui est la plus pauvre en œuvres qui visent le zénith, n’est telle que parce qu’elle manque d’œuvres qui enseigneraient à l’homme à être honnête – sans quoi le monde périra. Voilà ce qui me fait rappeler l’exemple de Jean-Christophe. (Ne crois pas que je veuille flatter Romain Rolland. Tu nous savais amis. Sache que depuis trois ans nous ne le sommes plus. – Pourquoi ? – Oh ! tous ces « pourquoi » ! Quelle importance cela peut-il avoir ? Le triste, c’est que nous ne sommes plus amis.)
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J’écrirai donc un Adrien Zograffi honnête, où il y aura encore moins d’art que dans Jean-Christophe et aucune documentation. Point de ressemblance, sinon dans l’âme. L’art de mon Adrien, ce sera ma vérité, mon désir de justice. Le document, moi, ma parole. Te voilà prévenu, lecteur. Et je ne te dis pas, à ce début de série, ce qu’on te dit d’habitude : qu’il faut « patienter », qu’il faut « attendre » la suite, la fin, ou autres boniments littéraires. Non. Il ne faut rien attendre. Tu dois trouver ton compte dans chaque volume, ou me quitter promptement. PANAÏT ISTRATI Monastère Neamtz Juillet 1932.

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LA MAISON THÜRINGER

À la mémoire de Jacques Robertfrance ce livre qu’il a corrigé, mourant. Hommage tardif d’un ami ingrat. PANAÏT ISTRATI Monastère Neamtz le 23 novembre 1932. En boule sur un tabouret bas, dans un coin de cette énorme cuisine de grosse maison bourgeoise, le jeune Adrien se tenait coi et semblait prêter l’oreille à quelque chose qui se serait passé dans sa poitrine. Il était tout préoccupé, depuis une heure qu’il était là. Sa mère l’avait fait venir afin de le placer comme garçon de courses et, malgré l’heure trop matinale, la pauvre femme commençait à s’inquiéter de l’attitude, à son avis peu convenable, que son fils adoptait au moment même où il allait être présenté aux patrons. « Dieu, qu’il est bourru ! pensait-elle en restant debout pour éviter toute surprise désagréable. Ce garçon n’arrivera jamais à rien. »

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Blanchisseuse dans la maison Thüringer depuis des années, la mère Zoïtza savait que, d’un moment à l’autre, Mme Anna, femme de M. Max Thüringer, allait faire irruption dans la cuisine le fer à friser à la main. Elle s’installerait comme d’habitude, devant la porte du four, assise sur ce même tabouret bas qu’Adrien avait pris sans la permission de personne. Là, jacassante ou morose, selon son humeur, Mme Anna passait une demi-heure à faire trois choses à la fois : friser ses cheveux, prendre son café et établir, d’accord avec sa mère, cuisinière de la maison, les menus de la journée. Puis, jolie, pimpante, elle allait faire le marché, accompagnée d’un domestique. Adrien ne savait rien de tout cela, mais il sentait de temps à autre que sa mère n’était pas contente de lui. Il ne la regardait pas. Il fixait constamment le sol, à ses pieds, où mille souvenirs, mille sentiments divers, contradictoires, tantôt gais, tantôt tristes, défilaient sous ses yeux. Il apercevait cependant parfois, les pieds de sa mère qui changeaient de place, impatients. il. « Elle voudrait que j’attende debout, comme elle », se dit-

Par respect pour qui ? Les patrons – les deux frères Thüringer – ne peuvent pas venir à la cuisine. Ce sont de trop gros messieurs, et « rigides comme tous les Allemands ». Seraitce par respect pour Mme Charlotte, la mère de Mme Anna ? Ou pour Mme Anna elle-même ? Ou, encore, pour Mitzi, la jeune sœur de celle-ci ? Allons donc ! Ces trois femmes, aujourd’hui maîtresses de grande maison et bien braves du reste, il ne les connaissait que trop, les ayant connues autrefois, et non comme « grandes dames ». Six années auparavant, alors qu’il était âgé de treize ans, il avait habité la même maison qu’elles, place du Marché-Pauvre. À cette époque-là Mme Charlotte venait de perdre son mari, M. Müller, mécanicien allemand débarqué en Roumanie avec les premiers chemins de fer, pensionné depuis longtemps et paralytique. Adrien avait beaucoup admiré la gravité de ce vieil– 17 –

lard qui, cloué dans son fauteuil, lisait jour et nuit le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung. La misère régnait alors dans cette famille, mais Adrien avait remarqué déjà que, chez les Allemands, la misère pouvait être digne. Point de vêtements déchirés ni sales, comme on en voyait chez « les nôtres ». Et les raccommodages, toujours savants, presque invisibles. Quant à la popote, c’était avec des sommes dérisoires que Mme Charlotte parvenait à fabriquer des plats savoureux et même des gâteaux. Toutefois, la misère harcelait de plus en plus la veuve et ses quatre enfants, trois filles et un garçon, dont encore aucun ne gagnait. On s’endettait. On emprunta de l’argent même à la mère d’Adrien, la plus pauvre des veuves. Puis les créanciers devinrent agressifs. On dut vendre du mobilier. Enfin, toute dignité bue, la puînée, Anna, alla se placer comme servante chez les frères Max et Bernard Thüringer, grands exportateurs de céréales, à Braïla, ville où se déroule notre chronique et second port danubien de la Roumanie, alors bouillant d’activité. Nous sommes tout au début de ce siècle. La chance vint, promptement, récompenser le courage de la jeune et belle Anna Müller : six mois après son entrée au service des Thüringer, M. Max, l’aîné de la maison, épousa sa blonde servante. Ce geste, bien naturel chez les civilisés, ferma quelques portes à M. Max et fit un peu de scandale parmi les riches autochtones de la ville, tous descendants des valets de nos anciens boyards. Tant pis pour les boudeurs, s’était dit l’heureux époux, très « philosophe » et nullement rancunier, d’autant qu’il était affreusement myope et se moquait des sourires ironiques qu’il pouvait rencontrer en ville. Il afficha partout sa resplendissante épouse et alla même la promener à Vienne, à Berlin, à Venise et sur la Côte d’Azur. Mme Thüringer, de son côté, sut garder son bon caractère et sa modestie. Comme auparavant, elle ne manqua pas un jour de
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faire elle-même le marché, se contenta d’une seule servante, qu’elle aida vaillamment à venir à bout de cet énorme ménage, et fit de sa propre mère la cuisinière de la maison, en dépit des protestations de son mari. Certes, ce ne fut pas seulement sa mère qui la suivit chez les Thüringer, mais encore toute sa nombreuse et pauvre parenté ; qui trouva, dans la maison, moins un emploi qu’un asile. Cela mit un peu de mouvement dans les rouages encrassés de l’existence monotone que menaient les deux célibataires. Un grand nombre de jupes joyeuses, fleurant la propreté, aéraient toute la maison par leurs incessantes allées et venues. Oui, elles sentaient bon, sauf celle de la vieille Mme Charlotte, qui n’en avait qu’une et qui, aimant un peu trop le schnaps, retenait mal son pipi, dont elle arrosait parfois le bas de sa robe qui balayait le sol. Mais Mme Charlotte se tenait toujours à la cuisine et ne la quittait que pour regagner sa chambre.

Adrien, les genoux repliés, regardait avec pitié cette robe trop longue et la trouvait encore plus misérable que celles qu’il avait connues à la vieille dame, du temps où elle habitait place du Marché-Pauvre. Pourquoi cette misère ? Probablement parce qu’elle ne s’en souciait pas, sa vie sentimentale se concentrant toute à présent dans ce petit verre de schnaps qu’elle avait toujours aimé. Lourde, rhumatisante, elle préparait le café du matin, en buvait une gorgée tous les quarts d’heure, allant pour cela jusqu’à la chambre aux provisions, où elle dissimulait son eau-de-vie. – Madame Charlotte ! fit tout à coup Adrien, pourquoi ne gardez-vous pas la bouteille près de vous ? Auriez-vous peur de votre fille ?

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Devant cette énormité échappée à son fils, la mère Zoïtza poussa un cri d’horreur, mais Mme Charlotte alla prendre la tête d’Adrien, lui baisant le front : – Tu as toujours été brave. C’est toi qui me chercheras, à l’avenir, mon schnaps, n’est-ce pas ? – Sûrement. Et du meilleur que celui-ci, qui pue. – Hé ! Tu es bon. Nous verrons si tu parviendras à arracher à Anna assez de sous pour en acheter « du qui ne pue pas ». Tu ne sais pas ce qu’elle est devenue avare, Anna, depuis qu’elle a des sous. Adrien voulut répondre, mais la servante entra, et il pensa alors à tout autre chose. Il vit la première jupe propre de la maison, une Hongroise de vingt ans, jolie, grassouillette, la chair blanche et débordant de partout, dans sa toilette sommaire du matin. Elle rougit fortement, à la vue de ce garçon, du même âge qu’elle, couvrit ses grands seins et dit, pour dire quelque chose : – Voilà. La salle à manger est prête. Les patrons n’ont qu’à se lever. Puis, pour vaincre la timidité que lui causait la présence inattendue du jeune homme, elle dit à la mère d’Adrien, qu’elle connaissait bien : – C’est votre fils, mère Zoïtza ? Ma foi c’est un beau gars ! Je vais en faire mon fiancé. La bonne mère fut flattée d’entendre confirmer à nouveau que son fils était « un beau gars », mais elle répondit par une grimace à l’idée de le voir épouser une servante. Bon pour les Allemands riches, ces coups de tête-là. Mais son Adrien devait épouser une fille de « bonne famille » et, surtout, bien dotée. Là-dessus, gros parvenus ou pauvres hères, les autochtones sont du même avis.

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Sur ce point, Adrien n’avait pas d’avis, pas d’idée arrêtée. Même il se demandait, parfois, pourquoi les gens mêlaient des idées avec de la chair appétissante. Comment pouvait-on parler mariage, dot, condition sociale, intelligence et culture, devant une question de chair ? Certes, de la chair, il ne connaissait encore que la couleur et le parfum, mais cela lui suffisait pour se rendre compte que, malgré sa tête farcie de songes, il devenait un tout petit animal docile, dès qu’une jeune femme lui cinglait la vue de son éblouissant trésor charnel. Ah ! dans ces moments-là, au contact de cette main invisible, il était prêt à s’évanouir de joie. Elle annulait violemment une riche partie de lui-même pour le combler d’une autre, bien différente, mais également riche. En lui s’anéantissait un lourd trésor de pensées tumultueuses, qui formait la base de sa vie intime : beauté des livres et de la nature, amitié, aspirations, idées de justice sociale. C’était tout son avoir, ramassé avec ses deux bras d’enfant pauvre, qui s’éclipsait. Pour un instant. Pour laisser la place libre à un orage dévastateur qui débutait, tendrement, comme une brise caressante : la poussée irrésistible vers ce trésor charnel de la femme. Le toucher du doigt, de la main ; et, parfois, peut-être y coller sa joue embrasée. Il ne demandait pas davantage. Il ignorait même de quoi était fait ce davantage, car sa passion n’admettait pas la vulgaire expérience qui court les rues. Cette expérience finale des autres dans le domaine de la chair, il la jugeait trop banale, trop limitée, trop dépourvue d’exaltation. Non ! Ses camarades, ou ils ne savaient rien, ou ils étaient incapables de lui faire entrevoir l’étendue passionnelle de cet acte final. De toute façon, il repoussait les descriptions qu’on lui en faisait. Elles étaient trop grossières, souvent basses, et, parfois, même injurieuses. La femme était humiliée, réduite au rang d’objet à plaisir, esclave du mâle. Ou bien, on faisait d’elle une ennemie, un tyran. Elle n’était ni l’un ni l’autre. Pour Adrien, elle était une associée de l’homme, sa joyeuse complice ou partenaire. Et beaucoup, beaucoup plus gracieuse que lui, en dépit de toutes les misères que cette passion comporte. Il la trouvait riche de cou– 21 –

leurs, de lignes délicates, de formes voluptueuses, de finesse sensuelle. Elle était le joyau de l’existence du mâle. Celui-ci pouvait être bon, fort, viril, vaillant, mais il lui manquait la première qualité de l’être humain, en matière de sensualité : la grâce. Une femme passant près d’un homme pouvait le rendre heureux et lui laisser un souvenir ineffaçable, rien qu’en le frôlant de sa grâce. Le rire et les pleurs d’une femme rappellent constamment le plus bel âge de la vie humaine : l’enfance. Et jusqu’à son courroux qui vous fait sentir que la femme n’est pas faite pour la peine qui l’enlaidit. Aussi Adrien voyait-il dans la femme la plus vivante de toutes les œuvres d’art. Et, souvent, heureux de la place énorme qu’elle occupait en lui, ne fût-ce que pour une heure, il se demandait si la joie qu’elle lui donnait ne valait pas le bonheur qu’il avait éprouvé en lisant telle page de Balzac ? en aimant, de toute sa passion amicale, Mikhaïl ? ou bien en adorant telle journée de liberté totale au bord de son cher Danube ? Au fond, ces trois grandes branches de l’existence passionnée doivent avoir un même tronc et une même racine, se disaitil. Car il commençait à sentir que la chaleur et le degré de jouissance en étaient les mêmes. Un amour, cédant le pas à un autre, ne diminuait pas son être, au contraire, ils se complétaient, l’enrichissant et le grandissant. Bien mieux, par leur nature profondément différente, ces trois passions excluaient la brûlure de la rivalité, dont l’aiguillon s’attarde toujours à stimuler la rancune, cette fille de la haine sans noblesse.

Adrien remarqua que la servante hongroise manquait de grâce. Elle n’était qu’appétissante, avec sa jeune chair blanche. Il la désira un moment, puis sa coquetterie peu gracieuse le laissa indifférent. Il se pelotonna davantage sur son tabouret et pensa à Mikhaïl, à sa dernière lecture, à sa liberté qui allait sombrer dans un instant. L’idée d’être domestique l’attrista un peu, mais il s’efforça de n’être pas trop malheureux. Après tout,
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il fallait bien gagner sa vie. Et puis, comme garçon de courses, ce n’est pas la prison. Il sera la plupart du temps dehors, en ville, et dans le port, où la maison avait son bureau d’affaires de bourse. Vers ce bureau et vers le télégraphe, il allait trotter sans arrêt. Ce n’est pas trop mal. On est à l’air, au soleil. C’est tout de même de la liberté. Soudain, le tapage que faisaient deux chiens lourdauds, courant l’un après l’autre, tout le long des couloirs, le tira de ses rêveries. – Voilà Mme Anna qui s’amène, dit la servante. En effet, les chiens couchaient avec les patrons, et dès qu’on leur ouvrait la porte, ils s’élançaient toujours, fous de joie, vers la cuisine, où les attendait un copieux déjeuner. C’étaient deux bassets allemands, l’un fauve, l’autre noir, et gras à éclater. Ils tombèrent dans la cuisine comme deux boulets, mais Mme Charlotte les mit aussitôt à la porte : – Allez dehors, vilains ! Le matin, il faut d’abord « faire quelque chose », et après, seulement, se remettre à manger. Sur le seuil de la cuisine apparut Mme Anna, en chemisette de jour et jupon blanc à dentelles, vision gracieuse qu’Adrien, à six ans de distance, trouva parfaite plus que jamais. Vers cette image, oui, il fut prêt à se précipiter, sans plus réfléchir, lui enlacer les genoux et les lui embrasser l’âme sur les lèvres. Puis, mourir. Il ne fit que se lever et répondre, à son tour, au salut matinal de la patronne. – Bonjour… madame Anna. Elle vit la peine qu’il eut à l’appeler madame et l’encouragea :
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– C’est cela, Adrien : maintenant, tu ne dois plus m’appeler Anna, comme jadis, mais madame. Et à Hedwig, aussi, il faut dire madame. Et à Mitzi mademoiselle. Ce n’est pas pour nous, mais pour la maison. Nous… Toujours des amis, n’est-ce pas ? Elle vint lui donner la main, une jolie main, chaude et douce, qu’il porta à ses lèvres avec un amour qui la fit tressaillir, comme sous le coup d’une brûlure. Elle s’en défendit aussitôt, prenant une attitude de maîtresse grave et s’éloignant d’Adrien, mais elle avait tort, car celui-ci ne faisait plus rien qui pût la confirmer dans sa crainte. Il voguait dans les sphères d’un bonheur éthéré, nullement dangereux, lourd de reconnaissance et ne pensant plus à rien, à rien. Légèrement myope, mais tout de même assez pour ne pas pouvoir distinguer les détails d’un objet situé à cinq mètres de lui, il ne regarda même plus Mme Thüringer. Ne l’avait-il pas, toute, dans son sang qui bouillonnait ? Qu’est-ce qu’il lui fallait de plus ? Il venait d’atteindre à l’un des sommets de l’existence heureuse et ne concevait, pour l’instant, rien qui allât plus haut. Jamais encore la vision et le toucher d’une femme ne lui avaient transmis une telle chaleur. – Bonjou-ou-our, Adrien ! dirent tout à coup deux voix de femme. C’étaient Hedwig, l’aînée, et Mitzi, la cadette des trois sœurs Müller. La première, mariée à un Grec désœuvré, avait vingt-sept ans et occupait, dans la maison Thüringer, la place de lingère. Mitzi était du même âge qu’Adrien et cherchait, parmi les habitués de la maison, un futur époux. Anna fut heureuse de les voir arriver, car, à son avis, Adrien sentait trop le bouc, et elle ne voulait pas être seule à attirer ses regards, malgré cet air confus, préoccupé, qu’elle lui découvrait. – Alors, Adrien, nous allons être, de nouveau, ensemble, comme à la place du Marché-Pauvre, il y a six ans ! s’écria Mitzi,

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venant lui secouer la main. Raconte-nous un peu ce que tu as fait pendant tout ce temps. – Rien qui vaille, répondit Adrien, sans élan. Il n’aima pas qu’on le fît redescendre de ses nues, d’autant que Mitzi, comparée à Anna, lui sembla une vraie jument, tant elle avait grandi et grossi. Il trouva Hedwig plus mignonne, plus fine, quoiqu’elle fût la plus âgée des trois. Mais il ne voulut pas manquer de délicatesse et complimenta Mitzi pour sa beauté. Maintenant, il y avait à la cuisine trois belles femmes jeunes, en jupon blanc, jambes nues, épaules et seins à peine couverts par un linge de toilette mal attaché. Elles venaient se faire friser les cheveux devant le fourneau et remplissaient la cuisine de l’odeur de chair propre qui sort du lit. C’en était trop, même pour un myope comme Adrien, qui trouva raisonnable de sortir dans la cour de service caresser les deux beaux chiens. Sa mère en fut heureuse. Dieu, toutes ces femmes à moitié nues, à cette heure, tous les matins ! Comment n’y avait-elle pas songé ? Certes, à part la servante, les autres sont ses maîtresses, auxquelles il doit le respect. N’empêche, c’est un grand gaillard de dix-neuf ans, qui ignore tout et qui est d’autant plus curieux de telles choses. Pourtant, elle était bien obligée de le « fourrer » dans ce harem, car elle ne pouvait plus subvenir à ses besoins. Comment va-t-il se débrouiller, le pauvre garçon ? On rappela Adrien, au moment où la cloche du pensionnat voisin sonnait la rentrée en classe, huit heures. À la cuisine, plus de femmes qui vous brûlent la vue. Mme Anna, debout, habillée, poudrée, charmante dans sa toilette d’été, riche en couleurs, et toute à son désir de paraître digne, sérieuse, aborda Adrien de front : – Voilà, mon ami : trois bureaux et les couloirs à nettoyer et à mettre en ordre tous les matins, ainsi que les deux cours, celle des maîtres et celle de service. Puis, l’argenterie et les
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courses. C’est là ton travail quotidien et ce n’est pas peu. Il faut que tu y arrives promptement et irréprochablement. Mais tu seras récompensé. J’ai obtenu pour toi de M. Max le plus haut salaire qu’on ait payé, jusqu’ici, à un garçon : quatre-vingts francs par mois et tout l’entretien, nourri, blanchi, logé et… Et, brusquement, elle se mit à rire comme une folle, rougissant, malgré la poudre, et se cachant le visage. À cette minute elle avait l’air d’une fille de seize ans tant elle était restée jeune de caractère et sans affectation. Sa mère intervint, grave, presque furieuse : – « Blanchi, nourri, logé »… et quoi encore ? N’as-tu pas honte ? – Et pourquoi aurais-je honte ? riposta-t-elle, tout essoufflée. J’ai voulu dire qu’Adrien aura encore des cadeaux, et cela m’a fait penser à autre chose. Ce n’est pas permis ? – Non ! Non ! Tu penses à trop de cho-oses, depuis que tu es devenue « Mme Thüringer », et cela me déplaît, voilà ! Anna se retourna, apaisée, mélancolique, vers le jeune homme : – Allons, Adrien : prends le panier et accompagne-moi au marché. Veux-tu ? « Je t’accompagnerais dans l’enfer même », pensa Adrien. Mais il répondit : – Puisqu’il le faut… Un air de reproche ternit le regard de la jeune femme, attristant son beau visage : – Comment « puisqu’il le faut » ? Il ne le faut pas absolument. Il y a des portefaix, au marché. J’en prends toujours ; mais il n’y a rien de lourd à porter aujourd’hui, et puis aussi
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j’aime que tu m’accompagnes, c’est pour cela que je t’invite. Cependant… comme tu voudras. Et elle fit un pas vers la porte. Adrien lui barra le passage, blême. Il pensait : « Comment ai-je pu proférer une telle idiotie ! » Elle lui fouetta la joue avec ses gants : – Allons… Viens. Il courut chercher le panier, se disant : « C’est simple : seule la femme peut vous donner un tel bonheur ! Soleil, liberté, amitié, lectures : ce ne sont là que des accessoires ! » Et il était malheureux de ne pas se trouver seul, avec celle qui était pour lui cette source de bonheur, de ne pas pouvoir se jeter à ses pieds, baiser le ciment de la cuisine. Dans la chambre à provisions, où se trouvait le panier, il marcha sur un légume pourri et faillit tomber. La pièce n’ayant point de fenêtre, il distingua péniblement les objets, mais une odeur répugnante l’avertit de la saleté qui y régnait. – Madame Charlotte, dit-il, en sortant, vous me permettrez de mettre de l’ordre dans la camara : ça ne sent pas très bon làdedans. – Je n’en sais rien. Je suis vieille et je n’ai point de nez. Elle voulait dire qu’elle n’avait plus d’odorat. Anna, mettant ses gants, murmura : – Tu n’as point de nez, mais celui que tu as, tu le mets dans les affaires des autres. « Hum ! se dit Adrien, la mère et les filles n’ont pas l’air de faire trop bon ménage ! » À ce moment, la voix de M. Max retentit sur la galerie vitrée qui longeait la cuisine. – Maus ! Maus ! Le lait sent le pétrole, aujourd’hui !
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C’est sa femme qu’il appelait Maus. – Voilà, s’écria Anna. Quand ce n’est pas le rôti ou le pain, c’est le lait qui sent le pétrole. On n’en finira jamais avec cette affreuse lampe du lustre, tant qu’on ne l’aura pas jetée aux ordures. Le pétrole s’échappe malgré les soudures qu’on y fait faire chaque semaine. – Je m’en occuperai, madame, dit Adrien. J’ai un ami, excellent ferblantier. Il l’arrangera. ri. – Avez-vous, au moins, déjeuné ? demanda Anna à son ma-

– Mais pas du tout ! On ne peut pas déjeuner quand il y a du pétrole dans le lait. Et Bernard et moi, nous mourons de faim. Comme la servante passait près d’elle, Anna l’attrapa : – Imbécile ! Tu sais bien que la lampe de la salle à manger fuit : pourquoi places-tu le pot de lait juste dessous ? Max lui caressa les joues : – Ne te fâche pas, Maus ! On déjeunera, ce matin, avec du café noir, des œufs et du beurre. Qui est ce jeune homme ? – C’est Adrien, dont je t’ai parlé, le fils de notre blanchisseuse. Je te le présente : il sera notre garçon de courses. Max Thüringer était un homme grand, fort, au regard vitreux et aux cheveux grisonnants. Pour distinguer le visage d’Adrien, il dut avancer sa double rangée de lunettes jusqu’à trente centimètres du nez du garçon : – C’est bien, fit-il, avec bonté. Tâche, mon ami, de nous débarrasser de ce pétrole.

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Pour se rendre au Grand-Marché de la rue du JardinPublic, Anna aimait prendre le boulevard Carol. Ce n’est pas le chemin le plus court, mais ce boulevard est peut-être unique au monde, par la masse d’air, de ciel, d’espace, qu’il dégage. Vaste comme les Champs-Élysées et deux fois plus long, il est bordé de maisonnettes ne comportant presque toutes qu’un rez-dechaussée et dont chacune a sa physionomie propre, sa façon de se farder, ses couleurs préférées, sa parure, ses fanfreluches. On dirait autant de femmes coquettes, assises au bord du trottoir. Par la belle saison, le soleil, le ciel bleu trouvent ici leur berceau, s’y attardent le plus longtemps possible. Adrien sut gré à Mme Anna d’avoir pris l’artère de la ville qu’il aimait le plus. Tandis qu’il se dirigeait avec elle au marché, il ne savait comment lui exprimer sa gratitude, non seulement pour avoir pris ce boulevard, mais pour tout ce dont elle l’avait comblé ce matin-là : son image en jupon avec ses belles épaules à demi découvertes ; son joyeux rire, plein de mystère ; le coup de gant qu’elle lui avait donné sur la joue et dont il gardait encore le parfum ; enfin, pour la robe de mousseline qu’elle portait si gracieusement, pour sa démarche nonchalante. Il voulait mais ne pouvait lui dire combien il lui en était reconnaissant. Certes il n’était pas dénué d’une certaine facilité d’expression ni même d’un riche vocabulaire : mais précisément il redoutait les mots, car il la sentait, elle, en ce sens inférieure à lui et peut-être incapable de comprendre à travers eux la pureté de ses sentiments. – Tu ne m’as pas dit, fit-elle, si tu es content du gros salaire que j’ai obtenu pour toi. Adrien s’arrêta, suffoqué : – Je me fous du « gros salaire » ! s’écria-t-il. Je ne travaille pas pour un salaire. Elle le regarda étonnée, confuse :
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– Pourquoi travailles-tu donc ? – Pour vivre ! Et vivre, comme je l’entends, n’a qu’un très faible rapport avec le salaire. Tenez, par exemple : je suis prêt à travailler chez vous à condition d’être nourri, sans aucun salaire. Et si un jour je manque de vêtements et de chaussures, je ne vous les demanderai pas, j’irai travailler, la nuit, pendant quatre heures, dans une boulangerie, et au bout d’un mois je m’en achèterai. Comprenez-vous ça ? Il l’arrêta au milieu du boulevard, la fixant dans le blanc des yeux, comme un serpent. Elle voulait échapper à ce regard embrasé, se remettre en route, et ne savait que faire. Des voituriers du port, des gaillards, passant près d’eux et croyant à un flirt, crièrent : – Hé ! la belle ! Prends garde : il va te manger. Adrien les lui montra du bras : – Voilà ceux qui travaillent pour des salaires et qui seraient heureux d’en toucher de « gros » ! Et il la lâcha, reprenant la marche sans parler. « Quel diable ! pensait Anna. Sa mère disait vrai quand elle nous racontait qu’il passait la moitié de ses nuits à lire. Ça se voit. » Ça ne se voyait pas, bien entendu, mais la jeune femme ne pouvait s’expliquer autrement le caractère de son ami domestique. « Oui, se dit Adrien, rectifiant sa pensée du matin : il n’y a rien qui puisse dépasser le bonheur dont vous comble une femme gracieuse. Et, cependant, il y a tout le reste. C’est bien dommage ! »

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Il recevait toujours un choc au cœur lorsqu’il constatait le néant ou la fragilité d’un sentiment. Il aimait, en toute chose, l’absolu. L’enlaidissement ou la dégradation d’un de ses élans laissait des vides dans son âme, dont il ne pouvait vaincre l’amertume. La blessure lui semblait inguérissable. Ainsi, pourquoi fallait-il qu’Anna parlât de cette stupide question de « salaire », au moment même où elle le rendait si heureux ? Il ne lui demandait rien, pas même la permission de baiser son gant ou une manche de son corsage. Et d’ailleurs il aurait pu baiser, avec un bonheur égal, ses vêtements vides séparés de son corps. Car émanant d’elle qui était un modèle de grâce, la moindre chose le rendait heureux ! Pourquoi, alors, parler « salaire » ? Mais elle se chargea de lui faire promptement oublier ces pensées tristes, que du reste elle ignorait. Remarquant son silence prolongé, elle dit : – Sais-tu pourquoi maman était si furieuse ? Elle m’en veut parce qu’elle me soupçonne. – Quel soupçon ? – Un amant. – En avez-vous, vraiment ? – Pas du tout. Un flirt, c’est tout, je le jure ! – Et qui est ce flirt ? – Tu le verras tout à l’heure, au marché. C’est un professeur de gymnastique. – J’espère qu’il ne vous aborde pas dans la rue ! Dans ce cas, j’aime mieux ne pas être présent, je retourne tout de suite à la maison. Et il s’arrêta. Elle le saisit par le bras, riant :
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– Es-tu amoureux de moi, par hasard ? – Amoureux, non ! C’est votre professeur de gymnastique qui est amoureux, comme pourraient l’être les voituriers de tout à l’heure, qui vous hélaient, pourquoi pas ? Pour moi, vous êtes autre chose, que vous ne pourriez pas être pour eux : vous êtes, vous serez plutôt, la source d’énergie qui me fera supporter mon état de domestique, dans cette maison, et cela, que vous le vouliez ou non, car je ne vous demande rien. Ce que je prends, moi, nul ne peut me le refuser. Cette fois, Anna fut dépitée de ne pouvoir se rendre compte si Adrien lui faisait des compliments ou s’il se moquait d’elle. Toutefois, le comparant à ses nombreux courtisans, elle put constater qu’Adrien était le seul jeune homme qui lui eût jamais parlé avec un visage aussi inspiré, un regard aussi profond. Elle en fut flattée, car elle le considérait comme un garçon très instruit, quoique domestique. Et, voulant le confondre en lui opposant ses propres connaissances, elle dit, toute souriante, lui frappant la joue du dos de sa main gantée : – Tu me rappelles le personnage d’un roman intitulé Sa Majesté l’Argent et Son Altesse l’Amour ! Adrien la regarda, ébahi, et pensa : « Je ne te rappelle rien du tout, mais tu m’es chère quand tu me souris avec tes grands yeux bleus, tes fossettes et les deux rangées de tes belles dents. C’est pourquoi je travaillerais aux mines, si tu voulais m’y envoyer, et même je supporterais que tu sois abordée par tous les professeurs de gymnastique du monde. » – Si vous aimez les romans, lui dit-il, permettez-moi de vous en procurer, mais ne touchez plus à toutes ces « Majestés et Altesses » en fascicules. Bon pour les domestiques.

À cette époque, aux environs de 1900, le Grand-Marché de Braïla offrait un spectacle digne du pinceau d’un peintre et de
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l’envolée lyrique d’un poète. Ce n’étaient pas les produits qui méritaient cet hommage de l’art, mais leurs vendeurs, ou plutôt leurs vendeuses. Toutes, paysannes. Des vieilles, aux pommettes encore belles, au regard polisson qui démasque la pensée et aux lèvres en cul de poule, aussi promptes au compliment qu’à l’invective. Des jeunes mariées, au beau sein fourré dans la bouche d’un bébé gourmand, et aux yeux durs chassant les regards trop indiscrets. Des jeunes filles à la mine pudibonde, au coup d’œil furtif et aux cheveux sentant fort l’huile d’amande parfumée au musc. En été, leurs jupes, corsages et tabliers, aux couleurs innombrables, offrent l’aspect d’un champ de fleurs sauvages. La marchandise, produit de leur petite ferme – œufs, beurre, fromage, crème, primeurs – s’étale à même le pavé. Elle est offerte aux visiteurs dans une criaillerie assourdissante et avec des gestes désespérés. Les appels flatteurs, l’énumération aux multiples diminutifs des articles exposés, les arguments attendrissants, se croisent dans l’espace avec la parole amère, le sarcasme, l’expression injurieuse, selon que vous avez apprécié ou méprisé la marchandise. Car même avant d’en débattre le prix, ce qui n’était pas une petite affaire, on ne manquait pas de goûter le beurre, la crème, le fromage pour se convaincre de leur qualité, et il arrivait plus d’une fois que l’on s’en éloignait, avec une grimace de dégoût. En ce cas, il ne fallait pas trop se soucier du cortège d’amabilités qui vous accompagnait. Anna s’attardait régulièrement dans ce marché paysan, après avoir fait d’abord sa provision de viande. Elle était connue de toutes les commères, beaucoup flattée et tout autant conspuée. Ici, elle faisait preuve de mauvais caractère et d’esprit d’avarice, se montrant difficile, chicaneuse et marchandant outre mesure. Adrien la plaignit, dans sa pensée, et s’attrista. Pourquoi cette laideur sur sa grâce ? Elle aurait dû être aimable et juste, avec ces braves paysannes. Comment la beauté peutelle être hargneuse et avare ?
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Tandis qu’il la suivait, silencieux, il vit un monsieur qui se tenait à leurs trousses, à une certaine distance. Anna, préoccupée par ses achats, ne l’aperçut qu’un peu plus tard, se troubla et inclina la tête pour répondre au salut doucereux qu’il lui faisait, puis, se tenant sur ses gardes, elle sembla ne plus faire attention à lui. Cette attitude digne réjouit Adrien, convaincu de se trouver en présence du professeur de gymnastique, ce qui était vrai. Et l’homme lui déplaisait franchement, avec sa moustache à la hongroise, ses joues roses, ses cheveux pommadés, ses yeux langoureux et sa canne à poignée d’argent, représentant une tête de lévrier, dont il paraissait très fier, car il la portait sur l’épaule, bien en vue. Mais il était bâti en athlète, comme il plaît à presque toutes les femmes, qu’elles soient belles ou laides, jeunes ou vieilles. Sa mise était impeccable. Sa démarche, dont l’affectation était visible, quoiqu’elle fût devenue une seconde nature, imitait le petit pas des Espagnols et le dandinement de l’oie. Un perpétuel sourire semblait figé sur ses lèvres. Adrien fut curieux de voir comment cet homme du monde entendait faire la cour à une femme d’un monde encore meilleur, tout au moins par son mariage, telle Mme Thüringer. Connaissait-il son passé modeste et sa récente ascension ? La traitait-il en ancienne domestique ou en grande dame ? À la fin du marché, il était fixé. Ce professeur était pareil à la plupart des professeurs. Il ne cherchait pas d’abord à savoir à quelle personnalité il avait affaire, puissante ou médiocre. Il étalait tout simplement ses lieux communs, son esprit facile, sa voix de circonstance, un regard et un sourire qui ne pouvaient ne pas être fascinants. Il avançait ainsi vers la marchande à laquelle parlait Anna, roulait des yeux amoureux et demandait : – Ces œufs, n’y a-t-il pas un poulet dedans ? Dans ce cas, il faut que je vous les paie au prix du poulet ! Je ne veux pas vous tromper !
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Anna souriait, naturellement, par bêtise ou par complaisance, mais Adrien avait envie de lever les bras au ciel et de crier au professeur de gymnastique : « Mon Dieu, que deviendrez-vous, monsieur, avec un tel esprit, s’il vous arrive de vous trouver en présence d’une femme de génie ? Parfaitement : une femme de grand caractère possédant une forte intelligence et beaucoup de savoir ! Pourquoi pas ? Cela arrive très rarement, mais cela n’arrive pas qu’aux artistes consacrés. Le génie n’est pas toujours de notoriété publique. Mon Mikhaïl justement est un homme de génie, sans être artiste, et il pourrait donc y avoir aussi des Mikhaïl-femmes. Eh bien ! que ferez-vous devant une telle femme, avec votre titre de professeur et votre énorme bêtise ? » Adrien pensa cela, mais il ne dit rien. Il n’avait pas encore le courage de dire aux hommes ses pensées, même les plus mûries. Il manquait encore de confiance en lui-même. Parti de trop bas, ne possédant pour toute instruction officielle que l’enseignement primaire et se rendant compte de l’immensité de sa tâche d’autodidacte, il se sentait humilié devant les diplômes, les titres et le savoir hiérarchique. Néanmoins, il commençait à s’apercevoir de l’inanité de la plupart de ces valeurs moulées en série et il en perdait, lentement, le respect. Certes, il n’exigeait pas que l’homme fort fût toujours un oracle de sagesse. À Mikhaïl aussi échappait, parfois, une sottise. Il lui arrivait même d’en placer à bon escient. Mais Adrien savait distinguer la sottise de l’homme intelligent de celle de l’homme né stupide. Aussi ne fit-il qu’une bouchée de ce professeur. Maintenant, il voulut savoir à quel stade était parvenu ce flirt. Retournant à la maison, toujours par le grand boulevard, il questionna Anna : – Depuis combien de temps vous fait-il la cour, votre professeur ?

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– Depuis ce printemps, deux mois environ. Mais pourquoi l’appelles-tu mon professeur ? Je t’ai dit que nous n’avons jamais encore parlé ensemble. Il m’a seulement écrit une fois, pour me demander un rendez-vous. – Lui avez-vous répondu ? Elle se rebiffa : – Dis donc ! Tu oublies que je porte un des noms les plus estimés de la ville ! Adrien pensa : « Si c’est la seule raison qui t’en a empêchée, tu es fichue ! » La maison des Thüringer, bureaux et habitations, formait un grand rez-de-chaussée, comme la plupart des maisons de Braïla, où presque tout le monde a son « hôtel particulier », somptueux, médiocre ou pouilleux. La façade de cette maison donnait sur la rue du Jardin-Public, l’autre côté sur le parc même de ce jardin. Elle était flanquée, à gauche, de sa cour des maîtres ; à droite, de sa cour de service. On ne pouvait accéder à la maison qu’en pénétrant d’abord dans une de ces deux cours. Ni les bureaux ni les habitations n’avaient de communication directe avec la rue. Adrien mit tout un jour pour se familiariser avec l’intérieur de cette bâtisse, appartements, bureaux et dépendances. Puis, dès le lendemain, avec une passion peu commune, il voulut prendre toute la maison sur ses épaules. Ce n’est pas qu’il fût ce qu’on appelle un grand travailleur. Nullement. Il pouvait plutôt passer pour un flâneur. Mais il y avait certaines tâches, rétribuées ou non, pour l’accomplissement desquelles il se serait tué ; d’autres, qui le laissaient froid et qu’il exécutait à contrecœur, uniquement pour gagner son pain et parce qu’il ne pouvait faire autrement. À ces dernières, il ne s’attardait jamais, fussent-elles payées à prix d’or. Il les quittait dès que ses économies lui permettaient de se déplacer et, parfois, même avant.
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C’est cela qui rendait sa mère malheureuse. C’est encore ce qui lui faisait une réputation de vagabond. Il souffrait de l’une et de l’autre, et s’enfermait en lui-même, Mikhaïl seul pouvant le comprendre. Chez les Thüringer, tout de suite, tout lui fut sympathique. Ces Allemands, d’abord. Il les sentait d’un caractère différent, et à leur avantage, de celui qui dominait chez les Roumains. Les femmes, surtout, il les connaissait à fond, pour avoir longtemps cohabité avec elles, et il était certain de leur cordialité à son égard. Puis, le travail promettait d’être à son goût : très varié et assez libre. Rien de l’affreuse monotonie et de la rigidité mécanique du chantier ou de l’usine, dont il avait bien assez tâté. Il détestait les heures fixes, les rentrées et les sorties en troupeau, ainsi que l’impossibilité de prendre une initiative. L’occasion se présentait maintenant de donner libre cours à sa fantaisie. Il constata que cette maison, quoique riche, n’était pas soignée. Un tas de menus travaux, qui sortaient des attributions des domestiques, attendaient, pour leur exécution, la main habile d’un artisan sachant un peu de tout : la maçonnerie, la serrurerie, la peinture. Dans presque toutes les pièces importantes, on pouvait voir des bouts de papier peint qui pendaient, décollés. Au plafond de la belle chambre à coucher de M. Bernard, l’aristocrate célibataire de la maison, il y avait une grande tache, provenant d’une ancienne moisissure. Dans le bureau de M. Max on risquait de se casser le cou, en butant par mégarde contre une vilaine défectuosité du parquet. À la cuisine, dès qu’il pleuvait, une gouttière se formait juste au-dessus du fourneau. Certaines portes, quand on les ouvrait, vous pinçaient les doigts jusqu’au sang. Et partout, des fenêtres qui fermaient mal ; des tapis qui vous accrochaient au passage ; des portes qui grinçaient ; de gros trous dans les murs ; de nombreuses éraflures et crevasses trop visibles.

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Pour mettre ordre à tout cela, il ne fallait ni argent ni un diplôme des Arts et Métiers, mais seulement un peu de cœur, un peu d’amour, du bon sens, de l’adresse. Adrien en avait au point d’en être malade. Tout ce dont le triste spectacle, d’ordre privé ou public, s’offrait à ses yeux contrariait sa passion du beau, du bien, de la justice, le mettait dans un état de surexcitation nerveuse tel qu’il finissait par vivre dans une sorte de fièvre permanente. Il aurait voulu se mêler de tout : des affaires de la voisine, qui ne savait pas allumer un feu et qui emmaillotait son enfant de manière à l’étouffer ; des affaires de la commune, qui semblait ne faire balayer les rues de la périphérie que pour mieux asphyxier les habitants ; des affaires des gouvernements successifs qui ne s’entouraient jamais que de fonctionnaires dilapidant l’argent de l’État. Pourquoi le monde était-il frappé de toutes ces tares : ignorance, incapacité, immoralité ? Ne pouvait-il pas se donner des chefs propres à lui montrer le chemin du bonheur ? Manquaiton à ce point d’hommes de génie ? Ou bien ceux-ci étaient-ils systématiquement écartés de la direction du monde ? Mais, en ce cas, le monde ira à sa perte ! Et quelle est la canaille humaine qui s’acharne à vivre des malheurs de l’humanité ? Ne peut-on pas découvrir cette canaille, la rendre inoffensive ou l’exterminer ? Ces problèmes désarmaient Adrien. Plus il s’en occupait, plus il s’embrouillait. Car il ne savait pas si l’homme est né bon ou méchant. Là était la clef du dilemme. Les réponses de Mikhaïl, à ce sujet, ne le satisfaisaient pas. Mikhaïl était trop pessimiste. Pour lui, le monde a toujours été tel qu’on le voit, et le restera. Rien à faire. Aussi réduisait-il le monde aux dimensions de l’individu : bon, il l’admettait ; mauvais, il s’écartait de son chemin. C’est tout ce qui est en mon pouvoir, disait-il. Je peux encore rester honnête et ne faire de mal à personne. Mais je ne crois pas aux « classes » ni à la « lutte des classes » comme les

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socialistes. Je crois à la lutte des hommes, quoi qu’en dise Karl Marx. Pendant leur séjour d’une année à Bucarest, Mikhaïl avait vu Adrien aller souvent aux premières réunions de propagande socialiste. Ils en parlaient parfois, assez rarement tout de même, car le noble Russe déchu éprouvait de l’aversion pour ce qui touchait au socialisme. – C’est la doctrine des primaires, des simplistes, des esclaves, lui disait-il. Elle ne peut satisfaire que les masses qui ne demandent à la vie qu’un peu de pain blanc, un peu plus de liberté, un peu moins de guerres. Elle ne te satisfera jamais, toi qui vas jusqu’à te révolter contre le chat qui attrape une hirondelle. Les religions, aussi, satisfont plus d’un milliard d’hommes, mais c’est parce qu’elles ne leur demandent que d’aller régulièrement à l’église.

À cette époque, Mikhaïl était en Mandchourie. Il avait voulu voir de ses propres yeux les horreurs de la guerre russojaponaise. Cette brutale séparation avait eu encore une raison : la lourde amitié d’Adrien, par sa turbulence et ses contradictions, avait fatigué Mikhaïl. Âme mortellement blessée par la vie, esprit rompu aux méditations, pauvre corps dévasté par la misère, Mikhaïl avait grand besoin de paix physique et morale. Il lui fallait un armistice avec l’existence. Il se sentait vieux à vingt-trois ans. Trouver une occupation bien rétribuée, y rester le plus longtemps possible et économiser un peu d’argent, puis aller se reposer dans un pays clément, c’était là son plan d’avenir pour une année. Il demanda à Adrien s’il voulait adhérer à ce plan, travailler en commun, économiser en commun et partir ensemble. Adrien acquiesça, avec enthousiasme. Sachant à qui il avait affaire, Mikhaïl exigea une promesse d’obéissance totale, pendant une année.
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– Je te la promets ! Tu seras mon maître. Il tenait, un mois, deux mois. Mais il ne fallait pas lui demander davantage. Oubliant promesse et « maître », il jetait tout par-dessus bord et s’en allait. Ainsi plusieurs bonnes places furent gâchées. Mikhaïl démissionnait, à son tour, par faiblesse amicale, s’étant trop habitué à ce compagnon de vie, et dans l’espoir de le corriger. Mais il n’arriva à rien. Alors il décida de le livrer à lui-même, pendant quelque temps, et partit pour la Mandchourie. Adrien crut ne pas pouvoir survivre à cette séparation, mais il était si plein de vie dévorante qu’il trouva facilement sa pâture sentimentale. Le seul fait d’exister lui semblait un miracle. Il rôdait autour de lui-même baigné par le soleil et la lumière, se découvrant chaque jour davantage. C’est pourquoi il n’avait pas le temps de beaucoup travailler. Surtout, il haïssait le travail qui le privait de ciel, d’espace. Il considérait avec terreur les foules qui se ruaient, heureuses, vers les bureaux, les ateliers, les fabriques, les magasins, renonçant à tout pour un morceau de pain – un pain qui devenait toujours plus blanc dans la mesure où l’on renonçait toujours plus à ce qu’il y a de meilleur dans l’existence : au droit de contempler la création ; au bonheur de penser, de rêver, de s’instruire ; à la joie de pouvoir disposer de soi-même. Ces valeurs pouvaient-elles être surpassées ? Et par quoi ? Bien manger ? Bien boire ? Se vêtir selon la mode ? Fonder une famille et s’y atteler comme un bœuf ? Non, mille fois non ! Plutôt passer pour un vaurien. Plutôt vivre comme un vagabond. Des hardes, un morceau de pain noir et la liberté de mouvements ! Regardez ce magnifique travail que le port de Braïla offre à tout vagabond ; vous prenez sur l’épaule un sac de blé, vous parcourez cinquante pas, et vous le videz dans la cale d’un navire. Jusqu’à midi, cela vous fait cinq francs. Autant de jours de liberté ! Car un kilo de pain, c’est quatre sous. Et un plat de viande
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garnie de légumes, vous l’avez pour le même prix. N’est-ce pas suffisant pour votre estomac ? Il travailla comme débardeur, heureux de savoir qu’il pouvait jeter le sac à n’importe quel moment et demander sa paie. Cela ne tirait pas à conséquence. Le lendemain il était libre de reprendre le sac ou ne pas le reprendre. Et il aurait continué, mais sa mère se fâcha : – J’aime mieux mourir que de te voir porter le sac sur le dos ! Bon pour les gens incapables ! À quoi te servent-elles donc, toutes ces lectures ? Pas besoin de tant étudier, s’il s’agit d’être débardeur ! Et quelle est la jeune fille comme il faut qui épouse un débardeur ? Convaincu qu’une muraille d’incompréhension le séparait même de sa mère, il renonça à plaider sa cause devant quiconque, tout à l’idée de disparaître un jour dans le monde. Ce sera fait, le jour où il aura liquidé l’affaire du service militaire. Jusque-là, il devra faire des concessions à sa mère, qui peine pour lui. Mais il n’oubliera pas que le monde est coalisé contre lui, qu’il veut le happer dans son engrenage. Il s’en défendra. Car il est certain que toute cette fourmilière humaine gâche son existence, brûle la vie, peinant du matin au soir pour des futilités, pour des préjugés, pour des vanités. Non, il ne voulait pas avoir de « beaux enfants », ni un « intérieur », ni faire « fortune ». Son plus bel intérieur, c’était le grand air. Sa plus grande fortune : son corps, ses passions, sa pensée. Il tenait cette vérité pour absolue. Il s’en faisait une cuirasse. Chaque jour lui apportait des confirmations en masse. Riche ou pauvre, intelligent ou imbécile, chacun se pliait à la même loi qui mène le troupeau humain : travailler d’abord ; vivre ensuite. Ramasser, ramasser ! Le résultat : exploitation, égoïsme, convoitise, haine entre les hommes, guerres. Non, il ne mettra pas le pied dans cet engrenage.

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Un soir d’été, au bout d’un mois de service chez les Thüringer, Adrien se promenait dehors, le long de la maison, respirant l’air frais et méditant sur sa vie et celle des autres. Le temps était très beau. Nuit étoilée, brise caressante, mélange de parfums venant des fleurs du jardin public, où la fanfare municipale jouait des valses étourdissantes. Comme presque tous les soirs, il y avait du monde, car la maison possédait une salle de billard et une autre réservée aux jeux de cartes, échecs, dominos. Mais Adrien pensait que tout ce monde venait surtout parce que « chez les Thüringer » on trouvait des crus supérieurs, des champagnes de grande marque, des liqueurs fines et des gâteaux comme on n’en fabriquait nulle part ailleurs dans la ville et dont seule Mme Charlotte connaissait le secret. Le préfet du département, qu’on avait baptisé le « Pourceau », à cause de son physique et de sa gourmandise, était de toutes les réunions. Presque tout aussi souvent on voyait l’armateur italien Carnavalli, mais celui-ci, homme d’une rare distinction, ne venait que pour les trois belles femmes de la maison. On l’appelait « l’Européen ». Grand amoureux, grand joueur, grand voyageur, on savait qu’il se ruinait tout doucement. Parmi les intimes, on comptait encore M. Poplinger, le Juif allemand aux lèvres d’ogre, fiancé de Mlle Mitzi et représentant à l’étranger de la firme Max et Bernard Thüringer. Il était le plus souvent en voyage, mais, quand les affaires lui imposaient un séjour à Braïla, toute la maison était sens dessus dessous, car les deux amants remplissaient toutes les pièces du vaste bâtiment de leurs ébats et de leurs disputes. M. Bernard, dont la morgue naturelle et l’austérité de mœurs ne prêtaient pas à la plaisanterie, en était scandalisé : – Il faudra leur bâtir une caserne, à ces deux-là ! s’écria-t-il un jour qu’il était de meilleure humeur. Mais, de tous les habitués, M. Flusfisch, surnommé « Habeder », était le plus célèbre dans la maison, grâce à la circons– 42 –

tance qui lui valut ce surnom. Dans sa première semaine de service chez les Thüringer, Julie, la servante hongroise, entra un jour annoncer gravement : – M… Habeder est venu. Le dîner touchait à sa fin. Les patrons se regardèrent l’un l’autre, étonnés : – Monsieur… comment dis-tu ? – Habeder. – Habeder ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Nous ne connaissons personne qui porte un tel nom ! – Mais si, madame ! C’est ce monsieur au gros ventre et très chauve, qui a un nom difficile, mais qui dit toujours, lorsqu’il entre : « Ha-be-der ! » En effet, M. Flusfisch, poussant en avant son ventre et sa face réjouie, semblable à une pleine lune, prononçait, en scandant, le salut allemand : « Ich habe die Ehre ! » D’où le « Habeder » de Julie, sobriquet qui fit fortune et qu’adopta même l’imperturbable M. Bernard. Ces intimes, ainsi que d’autres invités, remplissaient les deux salles de jeux, seules pièces éclairées. Tout le reste de la maison était plongé dans l’obscurité. Pour ne pas trop fatiguer Julie et Adrien, qu’on savait exténués de leur gros labeur quotidien, on plaçait à la portée de chaque convive gâteaux et boissons. Toutefois, un des deux domestiques devait, à tour de rôle, se tenir prêt à l’appel de la sonnerie, jusque vers onze heures. Ce soir-là, c’était le tour d’Adrien. Mais il ne faisait pas seulement son devoir. Il semblait couver la maison, comme une poule. Il aimait ses patrons et sympathisait avec presque tous leurs invités, et un souci constant lui dictait de veiller à ce que rien de désagréable ne leur arrivât. Or,
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il se passait justement des choses qui pouvaient créer des histoires. Depuis un long moment, il voyait que seule la brave Mme Hedwig faisait les honneurs de la maison. Anna et Mitzi s’étaient éclipsées. Et, d’un instant à l’autre, il s’attendait à voir M. Max se lever, aller déambuler le long des corridors noirs, appelant de sa tendre voix gutturale : « Maus ! Mitzi ! Êtes-vous couchées ? » Elles n’étaient pas couchées, Adrien le savait aussi bien que la vertueuse Hedwig. Elles étaient, l’une, avec son professeur de gymnastique, en train de parler à travers les barreaux d’une fenêtre ouvrant sur le Jardin-Public ; l’autre, en train de se faire dorloter sur les genoux de son fiancé dans le bureau de M. Max. Et si Hedwig, brouillée avec ses deux sœurs, ne voulait plus se mêler de leurs affaires, Adrien, lui, s’en mêlait. Héroïquement. Car il était un peu leur complice, celui d’Anna plus particulièrement. Il les comprenait mieux et il approuvait leurs amours. Il approuvait tous ceux qui s’aimaient. Pour Anna, il nourrissait même une estime compatissante, depuis qu’il avait compris – on faisait parfois à la cuisine des allusions et des plaisanteries assez transparentes – que M. Max n’avait jamais été pour sa femme autre chose qu’un « père ». Afin d’être plus certain, il questionna un jour sa mère à ce sujet, et elle lui confirma la défaillance capitale du mari par ce mot populaire : – Oui, on dit qu’il est « lié ». Mais elle le savait avant de l’épouser. Qu’elle l’eût su ou non, cela n’avait aucune importance pour Adrien. Elle était, à ses yeux, une martyre, car il la savait honnête femme jusqu’au fond de l’âme. Depuis qu’elle avait épousé M. Max, on ne lui connaissait aucune liaison. Et il était témoin des inquiétudes de conscience qui la torturaient dans le flirt avec le professeur. Il apprécia hautement sa réserve, mais il
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la jugea déplacée, malsaine, et décida d’intervenir. Il lui parla, adroitement. Tout en ménageant sa pudeur, sans la pousser aux aveux, il décréta que cette façon de tuer sa vie était plus abominable que la prostitution, pire que le cloître. Il appela cela insulter une des premières lois de la nature pour un morceau de pain. Et, un soir qu’ils étaient seuls, elle lui ouvrit son cœur. Convaincue du parfait désintéressement d’Adrien, qui ne pensait nullement à « prêcher pour sa paroisse », elle sanglota sur son épaule : – Mais Max est si bon, si bon. C’est pour cela que je l’ai épousé, pas pour le pain. En effet Anna Müller, devenue Mme Thüringer, n’avait rien changé à sa vie. Elle achetait les mêmes tissus bon marché, dont elle se faisait toute seule des robes. Dans les occupations du ménage, on la voyait toujours, la tête serrée dans un mouchoir, peiner à côté de la servante, sans se soucier des sourires moqueurs des grandes dames du voisinage. Et s’il est vrai qu’elle avait introduit dans la maison sa mère et ses deux sœurs, que les mauvaises langues appelaient « toute la ménagerie des Müller », on savait aussi que cette « ménagerie » ne coûtait aux Thüringer que la nourriture et qu’elle avait remplacé une cuisinière et une femme de chambre dont le salaire était très élevé. On pouvait même dire qu’Anna était injuste avec sa famille. C’est ce qui obligeait M. Max de réparer, en secret, cette injustice, inventant des anniversaires pour pouvoir distribuer de petits cadeaux. Il y avait encore un autre côté du caractère d’Anna qu’Adrien estimait, c’était son dégoût des parasites qui rôdaient autour de la maison : – Tous ces goinfres, tous ces ivrognes ! lui disait-elle un jour, outrée. À chaque repas on doit supporter la gueule d’un ou deux « abonnés », ces désœuvrés éternels qui s’invitent euxmêmes et qui n’ont d’autre souci que la propreté de leur faux col. Puis, tous ces bridges et pokers arrosés de champagne ! Cela
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coûte un argent fou, à la fin du mois. Or, avec ces blés qui « s’échauffent », soit dans les greniers, soit dans la cale d’un navire, on ne sait jamais si l’on est riche ou ruiné. Telle que tu la vois, cette grosse maison bourgeoise, il y a eu des mois où je ne savais pas où prendre de l’argent pour la nourrir, malgré les bouteilles de vins fins qu’elle a dans sa cave. Cela ne fait rien à ces messieurs, qui n’ont jamais connu la misère, mais à moi, qui en ai assez goûté, cela me donne froid dans le dos. J’aime mieux mourir que de revivre tels sinistres jours de mon adolescence, quand, encore enfant, le boulanger m’écrasait les seins dans un coin de sa boutique pour deux kilos de pain qu’il me livrait à crédit. Quand Anna lui parlait ainsi, le regardant de ses grands yeux bleus, humectés de larmes, Adrien voyait en elle une belle et pitoyable femme. Il lui baisait les mains, appuyait sa joue brûlante contre son magnifique bras rond et se considérait comme le plus heureux des hommes : – Promettez-moi de me garder toujours près de vous, même si un jour nous manquons de pain. J’irai voler pour vous ! Elle riait, de tout son beau visage, et écartait doucement d’elle ce brasier qui, sans s’en douter, lui enflammait le sang.

Il était près de minuit, et Adrien continuait à rôder dans les deux cours de la maison. Les joueurs ne semblaient guère penser à mettre fin à leurs parties. On buvait et on jouait toujours plus fort. Les fenêtres étant ouvertes, à cause de la chaleur et pour laisser sortir la fumée des cigares, Adrien observait, de son coin noir, les figures et les gestes de ces notabilités du commerce et de l’administration, écoutait tout ce qu’ils disaient et s’efforçait d’approfondir leur existence, de la comprendre, de la critiquer avec justesse. Il voulait confronter les résultats de ses constantes observations avec les sentences définitives des juge– 46 –

ments socialistes qu’il avait entendues dans les réunions ouvrières de Bucarest. C’étaient des condamnations en bloc, basées sur un seul fait : ces hommes étaient des exploiteurs de la classe ouvrière ; il fallait les abattre et remplacer leur ordre bourgeois par l’ordre socialiste, sous la direction de la classe ouvrière. Il avait compris cela, qui lui paraissait merveilleux. Il y souscrivait, malgré la passivité de Mikhaïl, car il s’agissait de supprimer la misère et les guerres, fléaux sociaux qu’il était prêt à combattre de toutes ses forces. Adrien admettait qu’il était socialiste ; mais il était aussi un garçon qui n’acceptait pas les phrases toutes faites. Il avait la passion des vérités acquises par ses propres observations. Il aimait contrôler chacune des affirmations des orateurs socialistes et en saisir l’idée vivante, telle qu’elle pouvait apparaître dans la vie quotidienne. Et, certes, il possédait déjà bon nombre de vérités socialistes, à l’égard desquelles toute discussion contradictoire lui semblait superflue. Mais son malheur voulait qu’il eût également des scrupules, le besoin d’agir d’une façon irréprochable. Et alors tous ses raisonnements s’embrouillaient. Ainsi pour les bourgeois qu’il avait sous les yeux, presque tous armateurs étrangers établis dans la ville. À Braïla, où l’industrie était nulle, ces hommes constituaient, à peu près, toute la classe bourgeoise qu’il fallait abattre. Très bien. Voyons, toutefois, ce qu’ils sont. Il est utile de savoir qui on abat, ne fûtce que pour ne pas risquer de couper la branche sur laquelle on est assis. Adrien commençait à les bien connaître et les jugeait sous deux aspects : qualité humaine et capacité sociale. Leur qualité humaine était celle de la majorité des hommes : esprit médiocre, moralité médiocre. Ils avaient un penchant pour la jouissance matérielle. Dans aucune de leurs réunions, Adrien ne les avait entendus parler des arts, de la vie. Il était certain que ces messieurs et leurs épouses ne savaient de Tolstoï, d’Ibsen ou de Balzac, pas même ce qu’il en savait, lui, Adrien. Cependant, ce n’était pas pour cela qu’il se serait chargé
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de leur couper la tête, car, dans ce cas, il faudrait exterminer les neuf dixièmes de l’humanité. Il leur accordait même une bonne note pour leur cœur : ils étaient aimables, civilisés, humains avec le pauvre. Néanmoins, s’ils n’avaient eu que ces mérites, Adrien ne se serait pas opposé à leur remplacement par la classe ouvrière, car celle-ci avait besoin de tout autre chose que d’amabilités et d’aumônes. Mais ces hommes détenaient entre leurs mains une force dont les ouvriers étaient totalement dépourvus : l’intelligence approfondie des affaires, leur capacité commerciale. Bien plus, un mécanisme d’une complexité redoutable était à la base de ce commerce plein de risques. Un jeu de bourse, un vaste réseau de rapports internationaux régissaient tout achat, toute vente et le moindre transport de blés vers des ports lointains dont les morveux chefs socialistes ignoraient jusqu’à la situation géographique. Il y avait là un important appareil social qu’il fallait connaître à fond, avant de toucher à son fonctionnement. C’est là qu’Adrien devenait intraitable : la classe ouvrière ignorait le premier mot de la direction des grandes entreprises sociales ; elle n’était qu’un troupeau de moutons, auxquels il fallait tout montrer et taper sur les museaux. Comment mettre le gouvernail du monde entre les mains d’une classe aussi dépourvue de compétence et d’esprit d’initiative ? Et pourquoi, au lieu d’ameuter les miséreux et de se contenter de leur apprendre des chansons révolutionnaires, ne leur enseignait-on plutôt la technique des affaires ? Où était l’école socialiste, chargée de la formation préalable des élites ouvrières destinées à prendre un jour la direction du monde ? Car Adrien n’accordait aucune attention aux bavardages sur la doctrine et le but du socialisme. Pour lui, la doctrine pouvait être vraie et le but excellent, cela ne suffisait pas. Il fallait s’assimiler toute la science des bourgeois, et ensuite parler de la substitution de l’ordre socialiste à l’ordre capitaliste. Sans cela, c’était mettre la charrue avant les bœufs. Il ne voyait pas les débardeurs du port propres à remplacer les armateurs de Braïla.

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Mais le problème avait un autre côté qui troublait profondément Adrien. C’était le côté moral. On accusait la bourgeoisie d’être malhonnête, débauchée, vorace. Mais Adrien constatait que la classe ouvrière souffrait des mêmes vices. Elle en souffrait, lorsqu’elle le pouvait. Réduite à la misère noire, elle était sublime bien entendu. Mais dès que les circonstances le lui permettaient, elle atteignait vite au faîte du crime, laissant de beaucoup en arrière les pires bourgeois. Ainsi les vatafs 1, ou chefs d’équipe, et leurs sinistres acolytes. Les vatafs – puissante corporation de chefs qui organisaient les équipes de débardeurs et de voituriers du port – étaient tous sortis de la classe ouvrière, tout en restant d’abominables roturiers, illettrés au point de ne pas savoir écrire leur nom, en dépit des fortunes considérables qu’ils avaient acquises. Ces vatafs étaient parvenus à isoler complètement la masse ouvrière de ses patrons légitimes, les exportateurs, lui enlevant toute possibilité de contact direct. Pour obtenir le nombre de bras nécessaires à leurs opérations de chargements de navires, les maisons de commerce devaient forcément traiter avec cette corporation de vatafs, qu’aucune législation ne consacrait. Elle vivait en marge de la loi, forte de la richesse de ses membres et grâce à la complaisance des grands électeurs du pays, auxquels les vatafs apportaient, lors des élections, les voix de leurs exploités. L’exploitation des ouvriers par ces anciens ouvriers était odieuse. Non seulement les vatafs écumaient grassement les salaires quotidiens qu’ils obtenaient des exportateurs pour le paiement des travailleurs, mais ceux-ci devaient, en plus, s’ils

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Chefs intendants.

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ne voulaient pas mourir de faim, satisfaire aux conditions suivantes : 1. Accepter du vataf, sans jamais protester, le salaire qu’on voulait bien lui payer ; 2. Être le client régulier du bistrot et de l’épicerie du vataf, et fermer les yeux sur certaines erreurs dans les additions ; 3. Exécuter toutes les corvées exigées par le vataf ; 4. Suivre celui-ci aux urnes et voter selon ses indications ; 5. Supporter, parfois, d’être battu. Naturellement, cet impitoyable système de travail n’allait pas sans qu’il y eût, quotidiennement, quelques côtes cassées. C’est pourquoi le vataf s’entourait toujours d’une bande de costauds – ouvriers authentiques, soudoyés ou simplement assurés d’une embauche régulière – qui poussaient la cruauté jusqu’à l’assassinat. Mais aussi souvent meurtrier était le débardeur qui tuait son collègue, sans que nul besoin le poussât au crime, sinon l’alcool, la vengeance ou seulement la fatuité.

Adrien, plongé dans ses méditations nocturnes, récapitulait ainsi le pour et le contre du même problème et arrivait à un point mort : « Non, se disait-il, je ne serai jamais un homme d’action. Mikhaïl a raison : il faut être borné, si l’on veut réussir dans ce domaine. » Et, oubliant le socialisme, une immense pitié de ce monde égoïste lui broyait le cœur. Il fallait, tout de même, faire quelque chose. Il y avait de vastes masses humaines dignes d’un meilleur sort. On ne pouvait pas les laisser à la merci de la tyrannie, que cette tyrannie vînt d’en haut ou d’en bas. Mais comment séparer les bons des mauvais de la même classe ? Car, il n’y avait pas de
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doute, tous les bourgeois qui jouaient aux cartes, là, devant lui, ne méritaient pas le gibet, et tous les ouvriers du port ne devenaient pas les créatures des vatafs. Il en avait eu la preuve au cours d’une scène à laquelle il avait assisté, quelques jours auparavant, et qui l’avait édifié. Une délégation de débardeurs était venue prier la maison Thüringer de traiter directement avec elle, pour tout ce qui concernait le chargement des bateaux. Elle offrait des prix inférieurs à ceux que touchaient les vatafs, quoique, en réalité, supérieurs à ceux que les ouvriers obtenaient de leurs bourreaux. – Nous voulons supprimer les vatafs, disaient les débardeurs ; autrement, nous les massacrerons tous un jour. Nous n’en pouvons plus ! Et vous, les exportateurs, vous n’avez aucun intérêt à garder ces chiens. Ils sont inutiles. Nous nous chargerons nous-mêmes de la formation des équipes. Ainsi vous ne serez plus estampés ; nous toucherons plus, une fois le parasite écarté, et la servitude à laquelle nous sommes réduits aura une fin. C’était là un langage qui alla au cœur d’Adrien. La réponse de M. Max, qui écouta les débardeurs, ne lui plut pas moins : – Nous ne demandons pas mieux que de voir disparaître les vatafs, qui nous dictent les prix et qui vous écorchent. Nous vous serions même reconnaissants, si vous arriviez à nous débarrasser de cette lèpre tout en vous en débarrassant. Seulement, voilà : nous ne pouvons pas traiter avec la masse des travailleurs. Quelqu’un doit signer avec nous des contrats. Et ce quelqu’un ne pourrait être que le représentant d’une organisation dans le genre de celles qui existent à l’étranger et qui s’appellent des syndicats. Organisez-vous donc en syndicats ouvriers. Les lois du pays le permettent. Ensuite, envoyez-nous vos chefs. Nous traiterons volontiers avec eux. Tels que vous êtes, là, vous ne représentez personne.

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Adrien ne put comprendre ce conseil dans la bouche d’un capitaliste et le lendemain il en demanda l’explication à M. Max : – D’après ce que je puis savoir, les ouvriers s’organisent en syndicats afin de mieux lutter contre leurs patrons. Et vous leur recommandez cette arme ? – Oui, parce que cette arme a, pour nous, ses côtés avantageux : l’ouvrier syndiqué est plus sérieux, plus consciencieux, on peut compter sur lui, tandis que l’autre est généralement beaucoup moins qualifié. L’organisation syndicale n’est pas qu’une fabrique de révolutionnaires, elle est aussi une école de moralité. Là, l’ouvrier apprend ses droits, en même temps que ses devoirs. C’est pourquoi, en Allemagne, on lui donne la préférence dans toutes les entreprises sérieuses. Ça coûte plus cher, mais ça rend davantage. « À la bonne heure ! pensa Adrien ; voilà un patron qui connaît lui aussi ses droits et ses devoirs. Cette Allemagne doit être un pays magnifique. Au moins, là-bas, on comprend que rien ne peut se faire avec une classe ouvrière vicieuse, misérable, et veule. Pourquoi donc les dirigeants des pays arriérés, comme le nôtre, ne veulent-ils pas suivre l’exemple de cette Allemagne prospère ? Petits et grands, tout le monde y gagnerait. » Il était une heure du matin quand les invités se levèrent pour partir. Adrien courut chez Anna, qui bavardait encore avec son amoureux : – Sauvez-vous, monsieur, je vous en prie ! lui dit-il. M. Max va regagner à l’instant sa chambre à coucher et il ne trouvera pas Madame dans son lit, où je lui ai dit qu’elle était. Le professeur de gymnastique disparut dans l’obscurité du parc. Anna se sauva, elle aussi. Ils se donnaient rendez-vous à la fenêtre de la chambre d’Adrien, qui ouvrait sur le côté le plus
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solitaire du jardin public. Leur amour était encore platonique. Mais il y avait un autre amour dans la maison, ignoré de tous et beaucoup moins platonique, qui donnait de graves inquiétudes à Adrien. C’était celui que Julie, la servante, nourrissait pour son amant. Elle le recevait deux ou trois fois par semaine pendant quelques heures, avec la complaisance d’Adrien qui avait la garde de la maison et ne pouvait rien refuser aux amoureux. Toutefois, à son avis, Julie et son amant faisaient trop de bruit dans leur chambre, on les entendait presque de la salle de jeux. Ce soir-là surtout, Adrien fut obligé d’aller frapper à leur fenêtre, pour leur imposer silence. Si les patrons venaient à apprendre ce qui se passait, il y aurait un grand scandale, car ce genre de relations était défendu dans la maison. Aussi, après le départ de tout le monde, Adrien ferma à clef les deux portes et se précipita vers la chambre de Julie. Il n’y tenait plus. Il voulait la gronder sur-le-champ. Dans l’obscurité presque complète de la pièce, où régnait une forte odeur de liqueur, Adrien la devina à demi nue, allongée sur son lit. Il en eut un choc dans les tempes, mais, furieux, n’y fit pas attention : – Tu sais, Julie, nous sommes des amis, mais je ne veux pas être victime de ma bonté. Pourquoi cries-tu comme une folle quand tu es avec ton amant ? – Parce que je suis folle et parce que c’est bon ! – Qu’est-ce qui est « bon » ? Ah ! tu te moques encore de moi ! Et tu chipes des bouteilles de liqueur, pour vous étourdir tous les deux ? Eh bien, à l’avenir, ton amant n’entrera plus ici ! Elle sauta du lit et lui enlaça le cou, le serrant contre sa poitrine : – Que si, Adrien, il entrera encore ! Tu ne peux pas être si méchant. Et moi, je ne crierai plus ! Je te le promets. Mais

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montre-moi que tu ne m’en veux plus. Prenons un verre de liqueur, tu verras comme c’est bon ! Il la repoussa mollement, épuisé, comme lorsqu’on éprouve une grande frayeur. Toutes ses chères pensées s’évanouissaient malgré ses efforts et un vide, l’approche d’un inconnu, s’emparait de son cerveau, dans la mesure où il s’attardait dans les bras de cette femme, contre laquelle, brusquement, il ne pouvait plus rien. Cela ne dura qu’une minute, mais ce fut suffisant pour qu’il obéisse, se laissant choir à côté d’elle sur le lit en désordre.

L’aube du jour qui suivit cette soirée terminée d’une façon si mémorable pour la vie d’Adrien, surprit le jeune homme dans le lit de la belle Hongroise. Celle-ci dormait profondément, toute blanche, au milieu de broderies et de rubans multicolores. Adrien la contempla, le cœur prêt à éclater de reconnaissance, baisa pieusement la main crevassée qu’elle tenait sur sa poitrine et pensa : « Dorénavant tu ne laveras plus la vaisselle. Je m’en chargerai, moi. » Et, avec son habitude de pousser toute chose à l’extrême, il ajouta : « Je ferai aussi ta salle à manger et j’allumerai le feu de ta cuisinière. De cette manière tu pourras dormir une heure de plus. » Il savait que Julie était très malheureuse d’être obligée de se lever tôt. La sonnerie du réveil était fixée pour cinq heures et demie. Il l’avança à six heures et demie. Puis, avec beaucoup de précautions, il se glissa hors du lit, s’habilla et s’attela à la peine : trois grands bureaux, un vestibule et les corridors, plus les deux cours à balayer. Habituellement, se levant à cinq heures, il achevait ce travail au bout de deux heures d’efforts soutenus ; et il le fallait bien, car, à sept heures, se levait Mme Thüringer, qu’il devait
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aussitôt accompagner au marché. Maintenant, il était quatre heures du matin. Il décida de commencer par la salle à manger, afin de ne pas être, par hasard, surpris à cette besogne qui n’entrait pas dans ses attributions. On lui eût tout de suite demandé pour quelle raison il faisait le travail de Julie, et il eût été bien embarrassé de répondre. Les belles pièces étaient toutes parquetées. Adrien examina le parquet de la salle à manger et le trouva assez encrassé. Il n’en voulut pas à Julie. Au contraire, il la plaignit de n’avoir pas pu faire mieux son devoir. Il était, ce matin-là, plus généreux que jamais. Sans plus réfléchir au peu de temps qu’il avait devant lui, il se jeta sur la paille de fer. Une activité furieuse lui stimulait la nuque, à l’idée de la tête que ferait Julie quand elle verrait son parquet tout propre. Au demeurant, Anna pouvait apprendre toute la vérité. Était-il coupable de quelque trahison ? Nullement. Anna continuait à rester, pour lui, la grâce qu’on n’effleure que du bout des lèvres, comme on fait avec les images saintes. Entre elle et Julie il y avait un abîme. L’une ne pouvait remplacer l’autre. Anna était un rêve. Julie, une surprenante réalité. Il s’agissait de deux bonheurs absolument différents. Adrien savait maintenant ce qu’était une Julie : une violente joie qui vous rendait plus lucide, plus fort ; il lui en était immensément reconnaissant. Jusqu’à cet événement, il voyait les choses comme à travers un léger brouillard. Quelque part dans son organisme, il ne savait pas où, une pièce qui ne fonctionnait pas l’empêchait de voir la vie avec les yeux de tout le monde. Il devinait son infériorité dans le regard d’autrui. Le dernier imbécile pouvait, là-dessus, le confondre. Comment le confondre ? Il n’était même pas question de le confondre. Se trouvait-il à côté d’un homme et regardaient-ils, ensemble, un chien, Adrien savait que l’autre ne voyait qu’un chien. Mais si, à la place du chien, il y avait une femme, Adrien ne savait plus ce que voyait l’autre.

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Eh bien ! depuis ce matin, le voile était tombé. Toutes les femmes qui passaient dans la rue étaient des Julie. Et lui, un homme comme tous les autres. Cet éclaircissement, il le devait à la généreuse Hongroise. Il lui devait, en plus, la joie violente dont il venait de faire la découverte et qu’il se promettait de mieux apprécier le soir suivant, car la jeune femme lui avait dit, en s’endormant sur son bras : – Je ne recevrai plus mon amant. Tu le laisseras siffler, dehors, tant qu’il voudra. Voilà ce qu’était Julie. Mais Anna ? Oh ! l’impénétrable mystère ! Il la comprenait encore moins, maintenant que Julie venait de lui dévoiler, pour ainsi dire, toute la femme et tout l’homme. Non, ni la femme ni l’homme n’étaient que cela. Il sentait que l’homme, ou en tout cas lui, Adrien, pouvait avoir besoin de deux femmes à la fois, peut-être de plusieurs. Ce n’est pas qu’Anna fût quelque chose qui pût se comparer à Mikhaïl, c’est-à-dire voguer avec lui sur l’océan de toutes les pensées humaines dont il ne faisait qu’entrevoir l’immensité. En ce sens, elle était une créature presque aussi simple que Julie. Mais elle détenait un levier de commande qui agissait justement dans ce domaine de l’esprit en amplifiant au maximum l’intensité du rêve. Près d’elle, Adrien cessait d’être un homme ordinaire. Certes, cela lui arrivait aussi lorsqu’il lisait une grande page de littérature, ou quand Mikhaïl l’entretenait avec feu des problèmes de l’existence. L’émotion était la même, ou plutôt de même qualité. Et pourtant, c’était différent. À côté d’Anna et lorsque, parfois, il lui touchait le bras avec sa joue, toutes les beautés spirituelles de la vie s’incorporaient à lui. Elles n’étaient plus des joies cérébrales. Il les sentait, charnelles, nues, comme mille belles femmes ardentes, collées à son corps brûlant. Cependant, il ne s’agissait pas de la chair. Aujourd’hui qu’il savait par Julie quelle forme avait le désir de coucher avec une femme, il était encore plus sûr de n’avoir jamais éprouvé ce dé– 56 –

sir pour Anna. Il se défendait même contre la seule pensée qu’Anna pourrait être Julie, car il s’était aperçu que, tout de suite après le premier contact, la jeune Hongroise avait cessé, pour un temps, d’être désirable pour lui. Il en avait même été un peu déçu, très peu, et pour un petit moment. Il ne fallait, pour rien au monde, que cela arrivât avec Anna ! Pas la moindre diminution et pas un instant ! Ce serait mortel pour son âme, il en périrait de chagrin. Anna était et devait rester la joie continue, infiniment diverse et intense. De même que Julie, en se donnant, avait illuminé sa vision confuse de la femme, l’avait débarrassé d’une espèce d’envoûtement, de même Anna lui élargissait tous les horizons de l’esprit, gardant cependant le secret de cette force qui le rendait apte à embrasser l’univers. Elles lui étaient nécessaires, plus que ses yeux. Et puisqu’elles étaient femmes, bénie soit la femme ! Sans elle, l’homme ne vaut pas même un oignon gelé !

Quand, à six heures, les premiers fournisseurs vinrent apporter le lait et les petits pains, Adrien avait fini tout son travail. La maison était encore plongée dans le sommeil. Alors il eut une idée qui lui brûla le visage : préparer vite le petit déjeuner de Julie et le lui servir au lit ! Ce fut fait, quelques minutes avant que le réveil eût sonné six heures et demie. Adrien posa doucement le plateau sur une chaise, près du chevet de Julie qui dormait, la couverture rejetée. Oh ! oui, elle était belle, sa première maîtresse ! Encore plus belle, telle qu’elle était dans le lit, que lorsqu’elle s’habillait et se fardait pour sortir. Il appréciait surtout la blancheur de sa chair jeune et lisse. Il regarda autour de lui, examinant la pièce en détail et trouva que la réputation de propreté de la femme hongroise était justifiée.

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Soudain, le réveil se mit à sonner. Julie sauta hors du lit, vit Adrien, se couvrit, honteuse, et regardant l’heure, éclata en sanglots : – Pourquoi m’as-tu fait ça, Adrien ? Six heures et demie ! Et ma salle à manger ! Et mon feu ! Et le café ! Qu’est-ce que je t’ai fait de mal, pour vouloir ainsi me compromettre aux yeux de Madame ? Et croyant qu’Adrien lui souriait cyniquement, elle ouvrit la bouche pour l’invectiver, mais son regard tomba sur le beau plateau, garni de café fumant, de petits pains et même d’un œuf à la coque : – Pour qui est-ce ? gémit-elle, dépitée. – Pour qui veux-tu que ce soit, ma Julica, puisque c’est dans ta chambre ? Ton travail est fait. Et les patrons dorment. Que te faut-il encore ? Elle ne voulut pas en croire ses oreilles, mais l’aspect d’Adrien, le buste en nage et sentant la térébenthine, plaidait pour sa bonne foi. Julie se jeta à ses pieds, lui enlaça les genoux et pleura encore : – Jamais personne n’a fait ça pour moi. On m’a battue et on m’a fait travailler, aussi bien mes parents que mes maudits amoureux. Mais gâtée, personne ! Ah ! tu seras mon Dieu ! Si tu en aimes une autre, je te tue ! – Merci ! fit Adrien, lui préparant l’œuf. – Non ! je ne te tuerai pas, je te rendrai fou d’amour ! « Fou, non, pensa Adrien. C’est Anna qui me rendra fou. Mais à cause de ce que je te dois, je ne t’oublierai jamais. » Là-dessus, il aperçut la silhouette de Mme Charlotte qui se glissait le long de la galerie vitrée pour aller à la cuisine :

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– Julie, nous sommes perdus ! Voilà la mémère qui cherche déjà son schnaps. Quand tu auras tranquillement déjeuné, cache le plateau dans ton armoire. Je me sauve ! Il se sauva et fit des détours pour dissimuler la direction d’où il venait, mais la « mémère », qui, bien qu’elle n’eût pas d’odorat, ne manquait pas de nez, comme disait Anna, flaira le mystère. mi ? – Bonjour, madame Charlotte ! Comment avez-vous dor-

La vieille claqua de la langue, appréciant toujours la bonne eau-de-vie qu’Adrien lui achetait. Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir l’œil et le propos méchants : – Oui… Bonjour… Bien dormi… Et vous, « monsieur » Adrien ? Ne mens pas, matou ! Je veux être morte si tu n’as pas couché cette nuit avec la Hongroise ! Quel bordel de maison ! Adrien se fâcha sérieusement : – Je ne vous mentirai pas, madame Charlotte, mais si c’est là toute votre amitié pour moi, j’aime mieux m’en aller tout de suite. Et il passa promptement dans sa chambre, qui était à côté de la cuisine. Mme Charlotte le suivit, épouvantée. On ne l’accusait que trop, et avec raison, de mettre en fuite les meilleurs domestiques à cause de son mauvais caractère. Le départ d’Adrien, même d’un Adrien fautif, lui aurait attiré toutes les foudres, y compris celles, très rares, de M. Bernard, le dictateur glacial de la maison, qui estimait notre jeune homme depuis qu’il s’était convaincu de son ardeur au travail et de ses multiples capacités. On savait aussi qu’Adrien n’était pas un ignare. – Allons, voyou, faisons la paix, dit la vieille. Mais je ne plaisante pas : il me semble que cette nuit tu as couché avec la Hongroise.
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– Et quand ce serait vrai, qu’est-ce que cela pourrait bien vous faire ? Vous ne voudriez tout de même pas que je couche avec vos filles ? – Justement, Adrien, justement ! Mes filles n’ont que trop l’envie de coucher avec quelqu’un ! Et elles y couchent pas mal ! Voilà qui est terrible ! – Eh bien ! vous blâmez vos enfants… Le bruit des chiens remplit les corridors et aussitôt la voix d’Anna retentit sur le seuil de la pièce : – De quel blâme s’agit-il ? Et, pressentant des choses mauvaises, elle se tourna, furieuse, vers sa mère : – Maman ! Si tu continues à être méchante et si par malheur tu nous chasses Adrien, eh bien ! il y a ordre de M. Bernard de t’envoyer à Franz, en Allemagne ! On en a par-dessus la tête de ton schnaps ! Puis à Adrien : – Tu vois ? Maintenant, achète-lui encore de l’eau-de-vie ! La pauvre Mme Charlotte fit une horrible grimace : – C’est cela ! Je ne suis plus, pour vous, qu’une ivrognesse bonne à empaqueter et à expédier en Allemagne ! Adrien intervint : – Madame Anna, laissez-moi vous dire que, cette fois, c’est moi qui suis fautif. Mais ma faute n’a aucun rapport avec l’accomplissement de mes devoirs ici. Anna fut à mille lieues de penser à la nature de sa faute. Elle alla s’installer devant la porte du fourneau pour se friser les cheveux. À l’arrivée de la servante :
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– Bravo, Julie ! lui dit-elle. Ta salle à manger d’aujourd’hui est un amour ! – C’est parce qu’Adrien a bien voulu m’y aider, madame. – Alors, je comprends. Et Anna braqua sur Adrien deux beaux yeux soupçonneux qui lui firent baisser les paupières. Un instant après, étant seuls, elle lui dit, avec une pointe d’ironie dans le ton : – Tu commences à trouver des charmes à Julie ? – Je lui en ai toujours trouvé, madame Anna. C’est-à-dire qu’elle est sympathique et travailleuse. Je l’estime. – Ce n’est que de l’estime, vraiment ? L’apparition opportune de Mitzi le dispensa de répondre à cette question bien embarrassante. « Serait-elle jalouse ? » se demanda Adrien. C’eût été bien dommage. Peut-on comparer un beau festin à un grand culte ? Ah ! cette Anna ! Elle ne savait pas ce qu’elle était pour lui ! Encore à présent, alors qu’il n’ignorait plus la femme, qu’il la contemplait quotidiennement depuis un mois, là, assise devant le fourneau, il la trouvait aussi neuve que le premier jour, riche de mille mouvements gracieux et lui transmettant toujours cette force mystérieuse qui, croyait-il, était capable de lui faire entreprendre toute chose avec succès : écrire, peindre, chanter ou gouverner le monde !

Dans la maison Thüringer, Anna et ses deux sœurs, ainsi que la servante Julie, entretenaient en permanence une atmosphère de sensualité qu’Adrien n’était pas seul à subir. Les trois belles Allemandes, un peu étrangères à l’existence sévèrement bourgeoise des frères Thüringer, préféraient, autant que possible, fuir la vie des salons, des visites et de l’étiquette, pour pas– 61 –

ser presque tout leur temps à la cuisine, qui était vaste et confortable. Nullement instruites ni accoutumées aux exhibitions vestimentaires, et, grâce à un heureux naturel, encore moins disposées à se jouer à elles-mêmes la comédie de la parvenue, elles éprouvaient une franche répulsion pour tout ce qui les obligeait à sortir de leur douce vie populaire. Elles aimaient parler, rire, manger ou rester assises, sans souffrir la torture de ces « grandes dames » qui, disaient-elles, semblaient avoir « avalé un parapluie ». Là, à la cuisine, sommairement vêtues, guère fardées, tout à leur aise, les heures coulaient paisiblement, tandis qu’elles cousaient entre une mère comiquement hargneuse, les domestiques et un tas de connaissances et de fournisseurs dont l’originalité les amusait plus que toutes les « chinoiseries » de « ces messieurs et dames ». Les fournisseurs dont il est question formaient à l’époque une bizarre race d’hommes, aujourd’hui disparue. Braïla, ville cosmopolite et port d’une prodigieuse activité depuis toujours, attirait dans ses murs, en même temps que les gros spéculateurs, toute la fine fleur de l’aventure levantine, avide d’enrichissement : Grecs, Arméniens, Macédoniens, Bulgares. Extrêmement intrépides et, en majorité, point malhonnêtes, ils entendaient faire fortune par leur travail, leur économie et, évidemment, par des coups de chance. Sur ce chemin ardu, l’entraide, la patience, l’avarice sordide constituaient leur première force. Pendant de longues années, on les voyait traîner une voiturette à bras ou croupir au fond d’une boutique crasseuse. Et, cependant, tout en ramassant de gros sous, la faim et la vermine restaient leur part dans cette vie-là. Puis, un jour – après une disparition qui devait marquer pour eux le temps que met la chrysalide à devenir papillon – on entendait qu’un tel avait acheté un remorqueur ou un cargo ; qu’un autre construisait une minoterie ; qu’un troisième faisait de la grosse usure. Alors, troquant leur vieux costume national contre un gênant

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complet moderne, ils commençaient à se bâtir des habitations confortables et à devenir malhonnêtes. Mais il n’était pas donné à tout le monde d’aboutir au cargo, à la minoterie ou à la banque. La plupart de ces rêveurs cupides vieillissaient à côté de leur voiturette de citrons et d’oranges. On les voyait surtout, un panier à la main, se glisser par la porte de service des demeures de leurs compatriotes au destin heureux, attendre à l’office que le seigneur se levât et daignât jeter un coup d’œil dans le panier où gisait, précieuse, quelque friandise : un lièvre, un bel esturgeon, une volaille de qualité ou une grande primeur : un beau melon, une botte d’asperges, telle salade rare, un gros chou-fleur. Et, subissant avec une candeur angélique les sautes d’humeur des parvenus qui trouvaient toujours la marchandise trop chère, ils ne gagnaient leur vie qu’à condition de revenir cent fois mendier la somme d’argent qu’on leur devait. Alors, à force de souffrir, ils se résignaient, s’humanisaient. Leur œil, riche de tristes expériences, pétillait de malice. L’ironie navrante dont abondait leur conversation n’épargnait personne. Si les domestiques d’une maison se montraient tant soit peu aimables à leur égard, ils devenaient familiers, racontaient de belles histoires pleines de soleil et de Méditerranée, apportaient des détails mordants sur l’origine bien connue de tel parvenu et se moquaient d’eux-mêmes et de leurs propres rêves de jadis. Nos voluptueuses Allemandes adoraient ces hommes. Quand arrivait, par exemple, oncle Stamatis, ou barba 2 Stamatis, comme on l’appelait en grec, c’était une fête. On le nourrissait, on le comblait de caresses. Ce n’est pas que barba Stamatis leur apportât de bonnes choses. Étant très avare et craignant de

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Oncle (grec), et plus généralement, terme marquant le respect.

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perdre l’argent qu’il aurait engagé dans quelque marchandise chère, restée invendue, il ne se trouvait, le plus souvent, dans son panier, qu’une demi-douzaine d’œufs frais, ou quelques pêches, deux ou trois artichauts, une poignée de radis – ce qui fit dire un jour à Mme Charlotte, devant toutes ses filles, que barba Stamatis se baladait avec une seule couille dans son panier. Mais le vieux gaillard tira encore parti de cette boutade et répondit sur-le-champ que, pour mince qu’elle fût, il avait toujours trouvé bon placement de sa marchandise et qu’il en était encore honorable fournisseur. Ce à quoi Mme Charlotte riposta que, n’ayant pas assez de combustible pour la cuire, elle n’en était pas amateur. Barba Stamatis n’avait pas été tout à fait malchanceux dans ses entreprises, mais il avait trop aimé les jeunes filles et il avait commencé à un âge où celles-ci ne veulent plus vous aimer pour vos beaux yeux. Cette faiblesse lui était restée. En ce moment même, il avait à la maison une maîtresse, de quarante années plus jeune que lui. Il la gardait sous clef. Et la pauvrette, dans l’espoir de pouvoir faire un jour main basse sur des économies qu’il n’avait pas, supportait la claustration que lui imposait le vieillard jaloux. Son amoureux lui permettait parfois de venir voir les dames allemandes, et alors elle racontait toute son intimité : – Il dit que je n’ai pas de tempérament pour lui. Diable ! Comment en aurais-je, quand il ne me nourrit que d’olives et de concombres ? – Pourquoi ne le quittes-tu pas ? lui demandait-on. – Parce que je veux d’abord lui tirer des sous, pour avoir de quoi me marier. – Mais il n’a pas le rond ! – Vous croyez ? Ah ! si c’est vrai, alors je perds ma jeunesse à côté de ce vieux rat !
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Le « vieux rat » niait crânement que sa maîtresse restait avec lui par intérêt : – Elle m’aime, je le sais, moi, mais elle a honte de l’avouer, parce que je suis vieux. – Pourquoi l’enfermes-tu, alors ? le chicanait Anna. – Pour la défendre des voyous du quartier, qui pourraient venir, en mon absence, la violer.

Après barba Stamatis, c’était Hassan, le Turc cireur de chaussures, qui était le plus sympathique. Jeune encore, son existence semblait renfermer quelque mystère. Mais, ne parlant qu’assez mal la langue du pays, il était plutôt taciturne. Néanmoins, venant depuis des années pour cirer tous les matins une douzaine de paires de bottines, il avait suffisamment parlé de sa naissance noble pour qu’il fût bientôt devenu la cible de toutes les railleries. Il s’attardait à la cuisine plus que son travail ne l’exigeait, fumait, buvait du café et se perdait dans de longues rêveries, sans desserrer les dents. Alors Mitzi s’asseyait à côté de lui : – Dis, Hassan, à quoi penses-tu ? Il se fâchait aussitôt : – Laisse, madama ! Vous, femme, cheveux longs, ma pas beaucoup tête ! – Écoute, mon chéri ! Écoute ce que je veux te dire ; je sais bien : ton père, bey, tu devrais aussi être bey, maintenant. Mais voilà : ta mère a été marchande de cacahuètes, et c’est pourquoi tu es cireur de bottes. Pourtant, ce n’est pas là une raison pour être triste. N’es-tu pas heureux que je t’aime ? Et elle lui frottait son immense nez, pour lui prouver quelle l’aimait.
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Ces femmes, se sachant parfaitement honnêtes dans leur conscience, avaient l’habitude, assez dangereuse, d’être trop familières avec ces pauvres diables et de se montrer à eux insuffisamment vêtues. L’été, à cause des chaleurs caniculaires, l’hiver, parce qu’on chauffait outre mesure, et toujours par besoin irrésistible d’être à l’aise, elles passaient la plus grande partie de la journée vêtues d’un peignoir qui ne couvrait leur jeune corps que pour mieux le faire valoir. Ce n’était pas du dévergondage mais de l’insouciance. Devant les gens de la maison, cela avait moins d’importance car on s’y habituait, à la fin. Mais le plus souvent la cuisine ne désemplissait pas du monde le plus hétéroclite : marchands de légumes ou de volailles, livreurs d’épicerie, boulangers, fruitiers – tous, épaves venues de toutes les mers et battues par toutes les tempêtes, de l’espèce de Hassan ou de barba Stamatis. Chacun avait son histoire douloureuse. Chacun sa particularité sympathique. Au début, ces femmes sincères commençaient par cacher leur nudité devant ces malheureux. Puis, à force de voir au fond de leur cœur, elles s’oubliaient. Car ils étaient humbles, dévoués comme des chiens et obligeants jusqu’à l’absurdité. La plupart d’entre eux abandonnaient à la cuisine leur pauvre marchandise, même lorsqu’on n’en avait pas besoin, et s’en allaient sans demander d’argent : – Vous paierez, madame, quand vous voudrez ! Ainsi ils devenaient les habitués de la maison, côté de l’office, où il y avait plus d’humanité que dans les salons. On leur offrait des gâteaux ou du café et, parfois même, on leur donnait à dîner, certains d’entre eux étant toujours affamés. Affamés, ils l’étaient certes de toutes les bonnes choses de l’existence, mais d’un peu de chaleur humaine plus que de toute autre. Et qui détient cette chaleur ? Qui sait mieux la répandre, sinon la femme ? Elle est créatrice de vie. Elle a ce ventre où l’homme a cherché et trouvé sa première chaleur, alors qu’il n’était qu’une étincelle. Il s’y est collé plus fortement que la gale.
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Il s’est nourri d’elle. Et il ne peut échapper au nostalgique souvenir qu’il en a, car, sorti de là, mis au monde, il s’est aperçu très tôt que ce monde manquait totalement de chaleur. Il connut le froid, la faim et les coups, dès qu’il vint demander sa place au soleil. Le soleil fut glacial pour sa chair qui s’était trouvée si bien dans le ventre de la femme ! Comment ne regarderait-il pas celle-ci avec avidité quand il la voit jeune et belle, quand il la sent chaude et bonne, lorsqu’elle s’approche, lui prend les mains et lui dit, dans le visage, avec sa douce haleine : – Mon pauvre Nicolas ! comme tu as les mains crevassées ! Tiens : lave-les à l’eau tiède et passe-leur ensuite cette glycérine. Et viens faire ça tous les jours chez nous, car, chez toi… Ah ! ces belles femmes ! Elles savent que chez lui il n’y a rien, rien qu’un grabat crasseux et une lampe puante ! Il ne possède rien, même s’il lui arrive de ramasser des pièces d’or et de les coudre dans la doublure de sa veste. Plus que cet or et que tout l’or du monde, Mme Anna, Mme Hedwig et Mlle Mitzi le réchauffent, rien qu’en lui permettant de s’attarder là, à la cuisine, et de les regarder, parfois même d’une façon coupable lorsqu’il aperçoit leur belle chair, dont il se remplit les yeux et qu’il emporte cette vision dans son taudis. Ça, c’est toute une fortune, dans son existence dépourvue de joie. Et Hassan, qui dit, quand il se fâche, que « la femme a les cheveux longs et la raison courte », ne sait-il pas pourquoi il aime, lui aussi, la cuisine des Thüringer ? Ce corps de Mitzi, qui se colle parfois au sien, et cette main qui lui frotte le nez, ah ! qu’il aimerait les avoir chez lui, où il n’y a aussi qu’une sinistre solitude ! Et peut-être aurait-il eu une Mitzi, si son égoïste père, le bey, avait épousé sa mère. Mais il est heureux, même ainsi. Il reste sur son tabouret bas, dans un coin de la cuisine, et fait semblant de ne rien voir. Les dames ne se méfient pas de lui. Elles se frisent les cheveux tous les matins, sous ses yeux. Souvent, elles plaisantent, se bousculent, font de grands mouvements, leur peignoir s’ouvre et montre, comme dans un éclair,
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des seins et des genoux qui lui brûlent le regard. Hassan ferait bien dix ans de bagne, rien que pour les toucher. Mais puisque cela ne sera jamais, jamais possible, il se contente, lui aussi, d’emporter leur image dans le plus pur de son âme. Puis, sur la place du Centre, quand il est assis devant sa boîte, que le commissaire renverse parfois d’un coup de pied, l’appelant « sale Turc », il supporte l’offense, au lieu de frapper avec son couteau, ainsi qu’il en a l’envie. Il supporte cette offense et mille autres encore, uniquement parce que, à la cuisine des Thüringer, il y a des images saintes qui remplissent sa vie de lumière. Mais ce n’étaient pas seulement des hommes qui se rassemblaient dans cette cuisine de la rue du Jardin-Public. Des femmes, épaves de la vie tout autant que ces fournisseurs, venaient aussi y chercher du réconfort, en même temps qu’une aide matérielle. Et elles subissaient également le charme des trois Allemandes, sinon de la même façon que les hommes, du moins à la manière dont une déshéritée au cœur brisé se sent fascinée par le bonheur d’une amie. Car elles étaient amies d’enfance. Elles s’étaient connues et aimées dans le quartier du Marché-Pauvre, au moment où l’actuelle Mme Thüringer et ses sœurs y vivaient sans autre ressource que la maigre pension de leur père. Déjà, en ce temps-là, les sœurs Müller excitaient l’admiration sincère de leurs camarades roumaines. Quoique tout aussi pauvres, elles avaient, sur ces dernières, l’ascendant d’une race orgueilleuse, celui de leur beauté et d’une certaine éducation que les cœurs simples des gens du peuple estiment sans réserve. Les trois petites fées blondes, qui fréquentaient l’école catholique, attentives à leur uniforme noir à la collerette blanche et constamment soucieuses de leur conduite dans la ville, étaient des modèles que toute maman roumaine donnait en exemple à ses enfants : – Vous voyez les Allemandes, comme elles sont sages ! Aussi, Dieu les aidera !
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Par hasard, Dieu les avait aidées. Et les Allemandes, devenues « grandes dames », n’avaient pas rompu les relations avec leurs camarades d’hier. Elles leur faisaient des visites, mais c’étaient plutôt les amies du Marché-Pauvre qui venaient voir celles du luxueux quartier du Polygone, dont faisait partie la rue du Jardin-Public. C’était normal, Anna, Hedwig et Mitzi ayant la responsabilité d’un trop grand ménage. C’était normal encore, parce que l’ami pauvre a toujours besoin de l’ami aisé. Mais le désir d’aide matérielle – une dizaine de francs, un vêtement usagé, un peu d’épicerie – ne venait jamais qu’en second lieu. Le cœur était bien plus exigeant. Il venait s’épanouir dans cette cuisine bourgeoise, comme dans un confessionnal. Les jours d’hiver surtout, quand les maris étaient au café et les enfants à l’école, les malheureuses femmes s’y installaient pour des heures. On ne leur disait jamais qu’elles s’attardaient trop. Car il s’agissait de drames de famille et de scènes de ménage, les uns navrants, les autres plutôt comiques, et il fallait toujours s’attendre à une suite. Et on ne racontait pas seulement ses propres histoires, mais aussi celles du voisin. Ainsi toute la vie de la banlieue braïloise défilait sous les yeux des Allemandes, une vie qu’elles connaissaient en partie directement, mais dont l’horreur leur inspirait une répulsion profonde. Mme Charlotte, sévère comme un général prussien, ne recevait personne, n’allait chez personne, et veillait à ce que ses enfants fissent de même, ne leur permettant de contact avec les petites Roumaines que sous sa bonne garde. Aujourd’hui que ses trois filles étaient à peu près maîtresses de leur destinée et solidement ancrées dans un îlot allemand, elle ne redoutait plus de les voir se « roumaniser ». Ce mot signifiait, dans son langage : épouser des Roumains ou vivre en concubinage avec eux, être « nourrie quatre fois par semaine et battue tous les jours ». – Ça ne fait rien, madame Charlotte, répliquait Lina, dite « la Bucarestoise », une mignonne jeune femme, dont le premier et court ménage avait été justement de cette espèce-là, ça ne fait rien ! Mon Aleco me nourrissait, mal il est vrai, et me
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battait tous les jours, comme vous dites. Mais, au moins, lorsqu’il m’arrivait de le tromper, c’était une fête ! Il me battait encore, naturellement, car il savait que je le « faisais exprès » pour le narguer, et c’est précisément ce qui me réussissait à merveille. Après m’avoir toute couverte de bleus, corps et visage, il m’ordonnait de m’habiller comme pour une noce, courait chercher la plus belle voiture de la ville, et nous voilà partis pour le parc du « Monument ». Une fois là, c’était à notre table que venaient jouer les meilleurs violonistes du restaurant. Nous mangions, nous buvions et nous nous embrassions, aux yeux de tout un monde jaloux qui, voyant les marques des coups sur ma figure, s’écriait : « Dieu, qu’elle est aimée, Lina la Bucarestoise ! » Mais maintenant, soupirait-elle, tirant une bouffée de sa cigarette, maintenant je ne suis plus ni battue ni aimée par quelqu’un que j’aime. Maintenant, la brave Lina était battue et aimée par quelqu’un qu’elle n’aimait pas, car, quittant un jour son Aleco, elle avait épousé un riche vieux cabaretier de la banlieue, qui satisfaisait tous ses caprices mais ne badinait pas en matière d’amour. Il restait tout le jour cloué à son comptoir, mais il avait l’œil fixé sur les fenêtres de sa femme et un fusil de chasse à ses côtés. Et dès qu’il apercevait un homme dans la rue, qui semblait regarder avec trop d’insistance vers ses fenêtres, il le mettait en joue et lui tirait dessus, tout simplement, mais il ne visait que les jambes, et son fusil n’était chargé qu’avec de la cendrée. Puis, se retournant vers la complice, il l’empoignait par les cheveux et la traînait à travers la cour, jusqu’au dépôt de vins, où il l’enfermait pour vingt-quatre heures, sans nourriture ni lit. C’était inévitable. Mais tout aussi inévitable et régulière, malgré les mille précautions de son époux, venait la vengeance de Lina, qui disparaissait brusquement, pour toute une semaine, se livrait à une débauche folle avec des amants et rentrait un beau matin, à l’aube, accompagnée d’un musicien tzigane qui jouait d’un trombone à coulisse au point de faire sortir tous les banlieusards dans la rue. Lina n’y faisait pas attention. Grave, légèrement ivre, une fleur de géranium à l’oreille et la cigarette aux
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lèvres, elle avançait comme une reine, suivie par le tzigane qui, les yeux hors de la tête, hurlait du trombone à en réveiller les morts. – Oui, madame Charlotte, ce n’est pas la même chose ! disait-elle mélancoliquement. Lina était, de toutes les amies d’Anna, la seule qui ne lui enviait rien, à part sa beauté : – Qu’avais-tu besoin de cet Allemand et de tout son bric-àbrac ? Que tires-tu de tout cela ? Pas même ce qui est donné à la dernière des bohémiennes qui est battue dans la journée, mais rudement aimée la nuit ! Et qu’y a-t-il de meilleur au monde que l’amour ? Admiratrice passionnée de la perfection physique d’Anna, elle allait parfois jusqu’à lui défaire son peignoir, contempler sa poitrine et s’écrier : – Dieu, quelle fortune ! Et au lieu de la livrer aux hommes qui en meurent d’envie, tu la gardes, pour en faire quoi ? des conserves ? Quand Hassan se trouvait présent à une de ces scènes, c’en était trop pour lui. Il empoignait ses outils, mettait son tarbouch en bataille et s’enfuyait à toutes jambes, en murmurant dans sa langue : « Aman bré 3 ! Pourquoi toutes les femmes ne pensentelles pas comme cette Lina ? »

Les autres amies qui venaient croupir à la cuisine et se lamenter étaient des femmes malheureuses. Mariées entre dixhuit et vingt ans, à vingt-cinq elles avaient l’air d’en avoir qua-

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Façon d'interpeller quelqu'un.

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rante. Leur misère intime ne pouvait presque plus émouvoir. C’était le drame sordide de la majorité des femmes de la banlieue, qui épousent par amour un débardeur ou un voiturier du port. Le jeune ménage va bien, tant que la maigre dot n’est pas complètement épuisée et tant que les enfants ne sont pas encore là, c’est-à-dire durant une année. Puis les couches se succèdent, à raison d’une tous les douze mois. La jeune femme se fane aussitôt. Beauté et coquetterie ne sont plus qu’un souvenir, avant même qu’un lustre se soit écoulé, tandis que l’homme est toujours gaillard. Alors il se détourne de son épouse, laide et sale, il se cherche des maîtresses ou court les maisons de joie. Il avait de tout temps un peu bu, mais, à présent, il se met à boire chaque jour. La misère s’installe au foyer, en même temps que la haine, les disputes, les coups. La femme n’est plus qu’une mendiante qui se sauve, au milieu de la nuit, le dernier bébé dans les bras, pour échapper aux violences de son ivrogne d’époux. Elles n’avaient plus l’énergie de protester. Elles se résignaient, comme des bêtes. Leurs récits étaient des litanies sans âme. Mais leurs yeux suivaient avec envie les mouvements de Mme Charlotte qui manœuvrait de gros rôtis fumants et de beaux puddings, pendant qu’Adrien luttait avec de séduisantes mayonnaises. On leur donnait toujours à manger, car Anna avait bon cœur pour les malheureux, et parce que sa cuisine débordait de restes délicieux pour des bouches privées de tout. – Comme vous devez être heureuse ! disaient-elles à Anna. Chez vous autres Allemands, sûrement les maris ne doivent pas battre leurs femmes, comme font les nôtres. C’est justement ce que pensait Anna. Elle considérait avec frayeur cette existence du bas peuple roumain, où l’homme était le bourreau de sa femme, de la mère de celle-ci et parfois de sa propre mère. Les malheureuses ne vivaient que dans l’attente
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des coups. Surtout aux époques où le travail abondait dans le port, la vie des femmes devenait infernale. Rares étaient les époux qu’on voyait, le soir, rentrer sagement à la maison, le pain sous le bras. La plupart allaient tout droit au bistrot où ils se gavaient de grillades et de boisson, chantaient et dansaient, jusque passé minuit, cependant que leurs compagnes sommeillaient, entretenant un petit feu sous la marmite qui contenait le repas du soir. Souvent, il leur était défendu de manger seules, ou bien elles n’osaient pas. Femmes et enfants devaient attendre l’homme. Et quand celui-ci arrivait, tard dans la nuit, accablant de coups un malheureux cheval exténué de fatigue et mort de faim, la terreur qui s’emparait des pauvres créatures était pire que si le diable en personne se fût montré au milieu de la chambre. – Vous voyez, disait Adrien à Anna, qui lui reprochait quelquefois de fréquenter les socialistes, vous voyez pourquoi tout homme honnête doit être aujourd’hui un révolutionnaire ? Il faudrait avoir un cœur de brute pour rester insensible à la misère de toute une classe sociale que les gouvernants martyrisent à l’aide du bistrot, de l’église et de la mitrailleuse. Mais le jour viendra où nous ferons rendre à ces chiens le lait même qu’ils ont sucé aux mamelles de leurs nourrices ! Adrien proférait parfois de grosses menaces, à l’adresse de la bourgeoisie, puis aussitôt il s’embrouillait dans ses raisonnements. Ainsi que ferait-il d’une femme comme Anna, par exemple ? Est-elle une bourgeoise ? Pourrait-il lui faire subir, en cas de révolution, le sort des étrangleurs du peuple ? Il avait horreur rien que d’y penser. Jamais il ne souillerait ses mains de tels crimes. Il jugeait Anna meilleure que lui. Il se souvenait de certains moments où la présence de toutes ces femmes accablées de malheurs sans fin lui était intolérable. Il avait envie de leur crier : « Assez ! Révoltez-vous, mettez le feu à la ville, ou bien allez vous jeter dans le Danube ! Mais assez, assez ! »

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Il y avait surtout les histoires d’avortements provoqués qui exaspéraient Adrien. C’était de la pure barbarie. Poussées par leurs époux à choisir entre ne plus faire d’enfants ou quitter le foyer, de pauvres femmes se piquaient l’utérus avec de longues aiguilles à crochet. Une d’elles eut même l’idée de se faire fourrer dans le vagin de la polenta bouillante. Une autre préféra à la polenta un morceau de soude caustique. Naturellement, des hémorragies, parfois mortelles, s’ensuivaient. On courait appeler Anna, qui prenait une voiture et transportait la victime à l’hôpital communal, dont le médecin en chef était l’ami de la maison. Un jour ce médecin raconta, au milieu de l’hilarité générale, comment une fois on lui avait amené une jeune servante, inondée de sang : – Je commençai à la soigner, disait-il, mais dès que je touchai à l’intérieur, je me piquai le bout des doigts. » – Qu’as-tu fourré là-dedans ? demandai-je à la servante. » Elle ne voulait pas répondre. J’ouvre avec précaution et découvre une… brosse à dents, cassée dans l’organe. « Tiens, me dis-je, tout le monde n’a pas les dents placées au même endroit ! » Mais comme je remarquais que la petite n’avait pas l’air de connaître l’usage de la brosse à dents, je lui demandai à qui était cette brosse : » – À mon patron, fit-elle. » – Et tu l’employais souvent de cette manière-là, avant qu’il t’arrivât de la casser ? » – Mais c’est mon patron qui m’a mise enceinte. » – Alors ça va bien ! Cela faisait beaucoup rire autour des tables de jeu. À la cuisine, on en riait moins. Là, on voyait des femmes de vingt-cinq ans abîmées pour la vie, à la suite d’un avortement provoqué par des procédés de cette sorte. Anna les regardait, comme on
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regarde au fond d’un abîme. Elle ne s’en lassait jamais. Elle ne pensait pas les envoyer au Danube, mais leur prodiguait toute son assistance. Sachant, par ses propres débuts amoureux, quels sont les risques et les dangers que court la femme pauvre lorsqu’elle se donne à un homme, Anna se sentait liée davantage au sort de ces malheureuses qu’au bonheur facile qui lui souriait depuis que le hasard avait fait d’elle Mme Thüringer. C’est pourquoi, certains soirs d’affluence, elle préférait au monde de ses salons celui de sa cuisine. M. Max venait la supplier : – Maus ! Pour l’amour de Dieu, tout le monde te réclame ! Elle sortait sur la galerie vitrée, où son mari déambulait, la cherchant, sans rien voir de ce qui se passait à la cuisine où il n’osait pas mettre les pieds. Elle lui baisait une joue, couchait un peu sa tête sur la forte poitrine de M. Thüringer, puis, le poussant au dos comme un wagonnet, elle le renvoyait : – Dis à ton monde que je ne suis pas bien. C’était vers la fin du mois de juillet. Une récolte des plus abondantes avait jeté la ville dans la fièvre de l’homme qui crève de joie. Le port étant l’âme de toutes les affaires locales, s’il travaille, chacun y trouve son compte. Et cet été-là, le port bourdonnait comme une immense ruche. Les arrivées de céréales se chiffraient par mille à douze cents wagons par jour. Toutes les voies de garage du chemin de fer du port étaient complètement obstruées. Quant aux chalands que des remorqueurs essoufflés ramenaient en file ininterrompue, on ne savait plus où les parquer. Chargés au maximum, ils gisaient partout au ras de l’eau, avec leurs ménages dont la nombreuse volaille était enfermée dans des cages trop étroites, les chiens et les chats courant d’un bout à l’autre du pont, étonnés de se voir descendus au niveau même du fleuve, dans lequel ils se miraient comme des bambins.
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Des dizaines de cargos s’écrasaient, entraient les uns dans les autres. Tous les pavillons. Toutes les langues. Le soir, des bandes de matelots prenaient d’assaut les maisons de joie. Les officiers allaient dans des « endroits sérieux » ; les simples marins, rue de l’Union, ou rue de la Lanterne-Rouge, ou encore sur le Fossé, comme on disait populairement. Les premiers n’avaient sur les seconds que l’avantage de l’illusion. Consommations et autres marchandises étaient absolument les mêmes, avec cette différence seulement qu’on les obtenait à des prix plus élevés. Les habitants de la cité savaient encore que, si l’officier préférait prendre une voiture pour rentrer à bord, le matelot mettait toute une nuit pour faire le même chemin à pied, courant ainsi le risque de tomber, au coin de quelque rue obscure, sous le couteau d’un débardeur qui ne lui en voulait nullement, mais qui avait décidé, justement cette nuit-là, de ne point aller se coucher sans avoir fait son coup. Cela ne créait pas à Braïla la réputation de ville mal famée, car le brigandage n’était jamais le but du crime. Il n’avait même aucun but. On tuait par excès de béatitude. Et le même débardeur ivre pouvait, durant son état d’ivresse, être tout aussi bien assassin que victime. La nuance était imperceptible et entièrement abandonnée au hasard qui décidait, en une seconde, du couteau criminel et du ventre qui allait le recevoir. Car ce couteau redoutable, dont on parlait dans tous les milieux policiers de la Roumanie et qui faisait tant d’innocentes victimes à Braïla, aux époques de grands travaux, ce couteau n’était pas une arme, mais un outil. Tout ouvrier du port l’avait enfermé dans une gaine obliquement plantée dans la ceinture, et il servait, cent fois en une journée, pour couper la ficelle avec laquelle on attachait les sacs chargés de blé. Certes, il était affreux, long de vingt centimètres, pointu et très affûté. Pour couper une pauvre ficelle, un petit canif eût largement suffi. Et il

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eût évité à chacun, aux heures de joie furibonde, la sanglante tentation.

C’est ce que n’arrêtait de clamer à tous les vents, en ce temps-là, un homme d’une attendrissante insignifiance. Il avait l’air d’un parfait clochard, vieux d’une soixantaine d’années, barbe en désordre, édenté, louche, vêtu de hardes et chaussé de savates qui ne tenaient en place qu’à l’aide d’épingles et de bouts de fil de fer. Adrien, qui ne manquait pas un jour de courir les quais du port, l’aurait pris pour un mendiant, n’eût été le lourd récipient à limonade que ce vieillard portait en suant à grosses gouttes. C’était donc un limonadier, comme il y en avait d’innombrables. On l’appelait « père Stéphane ». Mais alors que tous les pères Stéphane limonadiers du port ne s’occupaient que de leur limonade et se souciaient peu de l’ignoble couteau des débardeurs, cet original père Stéphane et limonadier s’était érigé en terrible ennemi de l’outil meurtrier, autant qu’en infatigable apôtre de son remplacement par le canif inoffensif. Il prêchait cette réforme à qui voulait l’entendre. Et lorsqu’on lui demandait si sa limonade était fraîche, il répondait par une malédiction à l’adresse du couteau que son client portait en vue. Au début, cette croisade du pauvre hère parut à Adrien, comme du reste à tous les gens du port, assez ridicule. Que pouvait-il, ce vieux bonhomme, contre une habitude que les autorités mêmes n’arrivaient pas à extirper, malgré toutes les recommandations ? Mais, à force d’assister plus souvent à son prêche et de regarder le visage illuminé de l’apôtre, Adrien se souvint qu’un autre illuminé, deux mille ans auparavant, avait dit que la foi était capable de soulever les montagnes. Puis il remarqua que les ouvriers avaient de la sympathie pour le limonadier. On eût même dit qu’il arrivait à les dominer, parfois. Ils acceptaient ses reproches, ne rechignant que faiblement. Cela était dû à un fait très important aux yeux de l’homme qui peine : l’absolu dé– 77 –

sintéressement du vieillard, sa misérable générosité même. Le père Stéphane avait toujours fermé les yeux sur les petites friponneries des débardeurs à qui il arrivait de s’éloigner, feignant d’avoir oublié de payer le verre de limonade. Le marchand ne le leur rappelait jamais. Il leur prêtait même quelquefois deux ou trois sous, qu’ils oubliaient également de rembourser. Un jour, Adrien fut le témoin d’une scène qui le bouleversa. C’était après le coup de midi. Les débardeurs, en caleçon, le torse nu, le mouchoir sur la tête, mastiquaient à grands coups de mâchoire d’énormes bouchées de pain et de petites tranches de foie frit que des vendeurs ambulants leur distribuaient à trois sous la portion. Le père Stéphane était là pour calmer la soif. Il allait d’un groupe à l’autre, plaçait son verre de limonade et son prêche contre le couteau. Adrien le suivit tout le long des quais et, à un moment donné, le vit s’en prendre à un débardeur qui, de son couteau, coupait voluptueusement des morceaux de pain, mordait un saucisson et, en riant, tâchait d’échapper au vieux qui le suppliait de jeter son couteau dans le Danube : – Vassili ! Vassili ! gémissait-il. Dis-moi si tu es un brave homme ou un assassin ? – Je ne suis pas du tout un assassin. J’ai femme et enfants. Mais j’ai mon couteau dont je me sers comme tout le monde. – Tu peux te servir d’un canif. Tiens, je t’en donne un, mais passe-moi ton couteau. Et le père Stéphane, les yeux larmoyants, tira de sa poche un de ces canifs allemands de deux sous, très populaires dans le pays, et l’offrit au débardeur. Celui-ci s’arrêta, interdit, regarda le limonadier avec une visible stupéfaction, fit l’échange, mais attendit pour voir ce que l’autre allait faire de son couteau. Le vieux, dès qu’il l’eut dans la main, cracha dessus, le jeta de toutes ses forces dans le Danube, puis s’éloigna. Adrien le rejoignit :
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– Vous faites cela souvent ? lui demanda-t-il. – C’est le dix-septième que j’ai désarmé ! chuchota le père Stéphane, soufflant péniblement. Adrien prit sa tête à deux mains et s’en alla, se disant : « Mais je suis un vermisseau, moi, à côté de cet homme qui croit, dur comme fer, qu’il désarmera, lui, les six mille débardeurs du port ! »

Avec les dockers, il y en avait, en effet, près de six mille, dont quelque huit cents voituriers, appelés ghiotchars 4, à cause de leur voiture à un cheval dite ghiotch. Le départ en masse de ces véhicules, à quatre heures du matin, déchaînait sur le pavé de la ville un bruit qu’on entendait confusément jusqu’à une lieue de distance dans la campagne. On eût dit la cavalcade de quelques régiments d’artillerie, allant au galop. Pour les malheureux citadins habitant les rues où passaient ces huit cents voitures, à l’heure du meilleur sommeil, c’était, on le pense bien, un enfer. Mais l’enfer le plus intolérable commençait le soir avec la soûlerie qui devait durer tard dans la nuit. Une bonne moitié des ghiotchars et les débardeurs, finissant la journée, s’arrêtaient infailliblement dans les bistrots parsemés sur leur chemin. Ils ne pensaient pas s’y attarder plus d’un quart d’heure. Nombre d’entre eux étaient même chargés d’emplettes – poisson, viande, pain – pour la maison. Il n’était question que d’un demi-litre, pour trinquer avec un « frère ». C’est pourquoi on ne s’asseyait pas ; on buvait debout, tout en gardant dans l’autre main le brochet suspendu à une ficelle. Puis, chacun des deux « frères » n’admettant pas que l’autre payât le dernier de-

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Voituriers.

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mi, commandait, lui, un litre et deux grillades, et appelait le tzigane violoniste. C’est ainsi qu’on atteignait minuit, où la fraternité dégénérait en une bagarre générale, pendant laquelle on voyait le brochet s’écraser sur la tête du meilleur ami, les bouteilles voler en éclats et le sang couler généreusement. Quelquefois, le spectacle était ambulant. Deux ghiotchars, après s’être distribué un bon nombre de horions, montaient dans leurs voitures et partaient en une course insensée à travers les rues désertes, rossant les bêtes et se cravachant réciproquement, jusqu’à ce que la violence d’un virage les envoyât s’écraser la tête contre un mur. On assistait aussi à des scènes savoureuses. Telle épouse qui pouvait se permettre d’être féroce s’élançait à la recherche de son mari et le découvrait attablé, sagement ivre et sentimental, en compagnie d’un camarade aussi brave homme que lui. Elle n’y allait pas par quatre chemins. Se plantant sur le seuil du bistrot, le poing sur la hanche, elle foudroyait du regard son mari et lui jetait le plus terrible et le plus populaire des jurons féminins roumains : – Que je chie dans l’âme de ta mère ! Et s’arrachant une de ses pantoufles, elle se précipitait sur le misérable époux qu’elle tirait du cabaret à coups de talon sur la tête. Hélas ! ces féministes-là étaient rares. Le plus souvent, on voyait des femmes qui larmoyaient, suppliantes, devant les tavernes, et qui recevaient en plein visage le contenu du verre de leurs maris, quand elles n’étaient pas affreusement rouées de coups sur place, pour avoir osé venir les chercher « là où l’épouse ne peut que faire honte à l’homme ». Adrien connaissait, dans tous ses tristes détails, cette cruelle vie de cigale que mène l’ouvrier du port pendant une partie de l’année, comme il la connaissait, durant l’autre partie,
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la plus longue, quand le dénuement complet, le froid, la faim, les maladies, ravageaient le foyer. Aussi l’exemple du père Stéphane lui fouetta la conscience. Comment ? Un homme vieux et faible jugeait que c’était son devoir de faire quelque chose pour améliorer le sort de son prochain et lui, Adrien, jeune homme à la cervelle pleine de prétentions, restait inactif, se contentant de lire et philosopher ? « Je ne suis, au fond, qu’un jouisseur à ma manière, se disait-il. Je ne cherche à faire que ce qui m’est agréable. Et voilà maintenant que les joies qui viennent de la femme commencent à occuper une place toujours plus grande dans ma vie. Bientôt je ne vivrai plus que pour elles, pour mes lectures et mon égoïste besoin de liberté personnelle. Et mon prochain ? Il n’y a pas de beauté morale dans une vie qui reste indifférente au sort de plus malheureux que soi. Où donc est la vraie beauté morale de ma vie ? » Il y tenait beaucoup, mais il s’apercevait qu’il ne suffit pas de reconnaître le mal et de le maudire pour en être quitte. Et puis, il venait de très bas. La vie de sa mère, blanchisseuse travaillant durement pour un salaire de famine, devait lui rappeler qu’il y avait de l’injustice sur la terre. Lorsqu’on se sent né plus intelligent et plus généreux que la plupart de ses frères de misère, cette origine humble crée des obligations. Il se souvenait d’avoir lu quelque part que « l’intelligence, les dons, la générosité du cœur sont le patrimoine de l’humanité ». Plus on en est doué, plus on a d’obligations envers celle-ci. Enfin, il trouva qu’il n’était qu’un larbin et se méprisa. Oui, un larbin sensible aux amabilités de ses maîtres et qui, pardessus le marché, divinisait les grâces de sa patronne. Pour un peu il aurait couché avec la chemise de Mme Thüringer, tandis qu’un idiot comme le professeur de gymnastique obtenait d’Anna tout autre chose. Certes, les Thüringer étaient des bourgeois honnêtes, nullement rapaces, humains, très larges même avec ceux qui les servaient. Mais cela ne changeait rien au sort
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des vaincus. Tout en épargnant, dans la mesure du possible, des hommes comme M. Max et des femmes comme Anna, il n’en fallait pas moins saper la base du régime qui, favorisant trop les uns, faisait des autres les esclaves du vice, de l’ignorance, du travail abrutissant et même du manque de travail, ce qui était ignoble.

Ce revirement le fit, du coup, passer d’un extrême à l’autre. Il n’eut plus d’amour pour son travail. Cet amour aussi était une servitude de larbin. Hé quoi ? Allait-il faire carrière de son état actuel ? Se forgerait-il cette âme servile qu’il voyait à « M. Weber », à « M. Aron », ces « hauts » employés de la maison qui, au passage des patrons, ou en leur parlant, prenaient des attitudes dont on ne savait s’il fallait plus « admirer » la visible bassesse ou l’hypocrisie dissimulée ? Ces gens-là bavaient d’envie devant la situation de leurs maîtres. Faibles et lâches, ils n’étaient corrects dans leur travail que juste ce qu’il fallait pour ne pas se faire prendre en défaut. Mais ils s’initiaient en secret à l’art de faire du commerce avec l’étranger et, toutes les fois que cela leur était possible, volaient à leurs patrons des clients susceptibles de travailler plus fructueusement avec les firmes louches qu’ils dirigeaient en sous-main, sous le nom d’un père, d’un frère ou d’un cousin. C’est ainsi que la maison Thüringer, peu méfiante, avait perdu une bonne partie de sa clientèle. Lorsqu’on s’apercevait de l’œuvre sournoise d’un fonctionnaire malhonnête, c’était trop tard. Le congé de celui-ci ne réparait rien. « Pourquoi m’attacher à ces brasseurs d’affaires ? se disait Adrien. Propres ou louches, les grosses affaires se font toujours aux dépens de l’homme pauvre. Or, je suis et resterai toute ma vie celui qui n’a d’autre fortune que ses deux bras. Ce n’est pas avec des pourboires et les complets usagés dont vos maîtres vous comblent de temps à autre que justice se fera sur la terre.

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Ma destinée est donc celle de tous les déshérités, et ma place est à leurs côtés. Que cela me plaise ou non ! » Il se mit à penser aux moyens d’agir. Toute son énergie se concentra sur ce mot : agir. Mais par où commencer ? Seul, ce n’était pas possible. Il ne pouvait tout de même pas adopter le système de cet illuminé de père Stéphane. Et, à Braïla, il n’y avait que des idéalistes isolés, comme lui, mais aucune espèce d’organisation. Encore ne voulait-il pas trop se frotter à tous ces idéalistes « libertaires » et anarchisants dont la plupart n’étaient que de parfaites fripouilles. On ne les entendait jurer que par Kropotkine et ils avaient réponse prompte à tout, sauf lorsqu’on leur demandait de préciser leurs moyens d’existence. Non, il lui fallait un club socialiste, comme à Bucarest. Là, au moins, on voyait clair : des ouvriers ânonnaient sur des brochures telles que Le Livre du travailleur ou que la lumière soit ! et chantaient faux des hymnes révolutionnaires, mais il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaient des ouvriers, tandis qu’avec les anarchistes on ne savait jamais à qui on avait affaire. Le camarade irréprochable coudoyait le mouchard authentique. Un soir du commencement d’août, Adrien n’y tint plus et alla voir un homme qu’il aimait beaucoup, pour sa belle âme et sa vie exemplaire. C’était un cordonnier nommé Avramaki, dont le passé douloureux imposait encore plus de respect. Orphelin à l’âge de six ans, un oncle forgeron se chargea de son éducation, c’est-à-dire qu’il l’installa sous le gros soufflet en cuir de sa forge et lui intima l’ordre de « souffler ou de crever là », s’il voulait être « nourri, logé, vêtu ». Le petit Avramaki « souffla » de trois heures du matin à neuf heures du soir, s’évanouissant plusieurs fois par jour. L’oncle le ramenait à la vie à coups de tringle, parfois incandescente. Il en fut ainsi jusqu’à sa dixième année, où il se sauva, une nuit, le corps couvert de cicatrices et avec quelques os cassés, car l’oncle n’avait pas que des tringles à la portée de sa main, mais aussi et surtout son marteau, qu’il lui lançait droit dessus. Avramaki, parti de sa
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ville d’origine, marcha pendant une semaine, sans savoir où il allait, mendiant dans les villages, traversant des forêts et des ruisseaux et couchant dans les meules des champs, jusqu’à ce qu’il arrivât à Braïla, où le premier habitant qu’il rencontra, un brave cordonnier, effrayé de son aspect, l’amena aussitôt chez lui, le considéra comme son neuvième enfant, à côté des huit qu’il possédait déjà, et lui apprit son métier. – Ah ! j’étais heureux ! racontait Avramaki. Je ne concevais pas une existence plus douce au paradis, malgré notre travail intense et la pauvreté qui régnait dans le ménage. Mais « il était écrit » que ses souffrances allaient recommencer sous une forme inouïe. Il avait vite appris le métier, ainsi qu’à lire et à écrire. Pour ses treize ans, on venait de lui accorder un petit salaire comme argent de poche, quand, un dimanche, allant livrer une paire de bottines à une maudite femme aux mœurs abominables, celle-ci retint le garçon à déjeuner, le soûla et… Avramaki jurait qu’il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé ensuite, mais il s’aperçut, quelques jours plus tard, qu’il souffrait d’une « maladie honteuse », dont il avait entendu parler. À son âge cela lui parut monstrueux. Il cacha tout, souffrit cruellement, sans se soigner, maigrissant à vue d’œil, puis deux affreux bubons surgirent des deux côtés de son bas-ventre. Alors la douleur fut telle que, par crainte de se voir trahi, il déserta la maison de son bienfaiteur, tout comme il avait fui la forge de son oncle, avec la différence que cette fois, il marchait en s’appuyant contre les palissades et qu’il abandonnait une maison hospitalière. Il alla s’écrouler devant la porte de l’hôpital communal, où il fut facilement découvert par son patron et ami, qui le plaignit, ne lui fit aucun reproche, et, après sa guérison, le ramena au bercail. Avramaki y resta jusqu’à ses vingt et un ans, quand, exempté du service militaire, il épousa la fille de celui qui par deux fois l’avait ramassé sur la route et dont il devint l’associé.
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Les années s’écoulèrent. Les vieux moururent. Restés seuls, sa femme et lui furent tous deux gagnés aux idées socialistes qui étaient alors pour la première fois propagées dans le pays par des intellectuels tels que Gherea, Mortzoun, Nadejde, Diamandy et autres. Avramaki, dont l’âme était préparée par la lecture de tout ce qu’on écrivait et traduisait de mieux à l’époque, devint rapidement l’apôtre braïlois de la foi nouvelle. Il transforma sa maison en club socialiste, s’abonna aux graves revues marxistes Le Contemporain et Littérature et Science, fit venir à Braïla des orateurs de marque et prit part à tous les mouvements de la rue. Puis, lors des fusillades de Slatina et de la trahison de la plupart des chefs « marxistes » qui allèrent avec armes et bagages « former l’aile gauche du parti libéral », Avramaki subit le sort de tous les apôtres : il fut terriblement martyrisé dans les caves de la police et sa maison fut saccagée. Ces événements s’étaient passés cinq ou six années auparavant. Ils furent désastreux pour l’âme du pauvre cordonnier. Réduit à la misère, ayant perdu sa foi dans la force de caractère des hommes, il s’enferma chez lui avec son excellente compagne, ses bonnes lectures et une lueur d’espérance dans l’avenir lointain de l’humanité. Comme ils n’avaient point d’enfants et qu’ils avaient perdu toute leur clientèle riche, ils se contentèrent de deux pièces minuscules, couchant dans l’une, travaillant dans l’autre. Et comme maintenant le travail d’un seul et les gros sous de leurs clients miséreux ne suffisaient plus à nourrir le ménage, la femme apprit aussi à ressemeler et rapiécer des savates. On les voyait, tous deux, assis sur leurs tabourets bas, derrière les fenêtres de la rue, le visage paisible, le regard résigné. Ils venaient de passer la quarantaine ; elle, un peu grosse, blonde, les mouvements lents, lui, deux yeux bleus dans une tête toute noire, poilue, chevelue. Comme tout cordonnier, il était un peu poète. Déclamant avec un certain talent, jadis, au cours de ses réceptions, il intercalait timidement des morceaux de sa composition au milieu des œuvres d’Eminescu, de Cosbuc, de Heine ou de Petöfi. Au– 85 –

jourd’hui encore, lorsqu’il recevait un camarade, il lui lisait quelque poème nouvellement « commis », promenant religieusement son regard sur la collection de pontifes du socialisme dont les murs de son foyer étaient garnis : Marx, Engels, Lassalle, Bebel, Singer, Kautsky.

Ils avaient été longtemps voisins et Adrien le connaissait depuis toujours, mais il ne se souvenait que vaguement de l’époque héroïque de la vie d’Avramaki. Du reste, plus tard, Adrien aima moins, dans le cordonnier, le socialisme et le poète que l’homme affectueux et le lecteur averti. Quant au militant, il le séparait, un peu arbitrairement, de tous ses semblables. Il trouvait qu’Avramaki était un socialiste comme on n’en voyait pas à Braïla, sauf pour ce qui était de sa lavallière et de sa barbiche, par quoi il ressemblait à tous les hâbleurs ignorantins du socialisme de province. C’est pourquoi, malgré toute l’éloquence doctrinaire du maître, le disciple s’obstina à n’apprécier que l’ami tendre, l’homme honnête, l’idéaliste solitaire, le connaisseur de tous les bons livres, ce qui fâchait parfois le cordonnier, qui aimait le tempérament d’Adrien et voulait y « greffer » le scion révolutionnaire militant, blâmant en lui le dilettante. Et Adrien venait justement faire étalage de ce grain d’ardeur militante que l’autre désirait voir naître dans le cœur de l’adolescent. Il était dix heures du soir. Les époux rêveurs se trouvaient dans leur chambre, elle raccommodant du linge, lui lisant à haute voix un fameux livre, nouvellement paru en roumain : Le Père Goriot. Au moment où Adrien pénétrait dans la boutique, Avramaki levait les bras au ciel et criait : – Ah ! ah ! ah ! Que c’est humain ! Que c’est grandiose ! Mon pauvre « père Goriott » !

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– Pas Goriott, mais Goriot, dit Adrien, en leur tendant les deux mains. Mikhaïl m’a dit qu’en français ce t de la fin ne se lit pas. – Ô Adrien ! ô mon enfant ! Que le diable emporte tous les t de la fin des mots français ! Mais si tu connais déjà ce livre, ainsi que tu en as l’air, tu avoueras qu’un jour les hommes, même ceux qui sont complètement muets, mugiront comme des bœufs devant ce personnage : Mmm ! Mmm ! – Sacré Avramaki ! Voilà pourquoi je t’aime ! Tu n’es pas grand quand tu me rases avec ta Conception matérialiste de l’Histoire, mais tu l’es quand tu hurles sur ce brave père Goriot. Toutefois, tu te trompes si tu crois que les bœufs humains ont un plus grand besoin de pères Goriot que de foin. – Eh bien ! non ! Finissons-en avec le problème du foin, et tous les hommes demanderont des pères Goriot ! Adrien se moqua : – Finissons-en avec le problème du foin, et tous les hommes demanderont… à danser ! et, devenant furieux : Espèce de vieux fou ! Sais-tu où passent leurs soirées mes camarades d’école primaire, dont la plupart sont aujourd’hui pourvus du baccalauréat ? Eh bien ! dans les Salons de danse Weber ! Tiens, en face de ta boutique habite justement un bachelier, le fils du vataf Grigore. Veux-tu parier avec moi, non pas qu’il ne sait pas mugir sur le père Goriot, mais qu’il l’ignore même ! Je te dis cela parce que, un jour, le rencontrant, je lui ai parlé d’un autre livre de Balzac, Eugénie Grandet, et il m’a regardé comme un imbécile. Or, il aurait dû l’avoir lu dans le texte, car il a appris au lycée la langue de Voltaire, bonheur que ni toi ni moi n’avons eu. Le savetier, la tête renversée sur le dossier de sa chaise, souriait avec tristesse. Il pensait, dans son cœur, comme Adrien,

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mais sa foi était mieux protégée contre les chocs des vérités pessimistes. Sans cela il n’aurait pas pu vivre. – Néanmoins, reprit Adrien, je suis de ton avis : la société doit assurer, d’abord, à tous ses membres, le pain quotidien. Je suis prêt à combattre pour cela. – Ah ! sursauta Avramaki. Tu es prêt ? On t’a converti à Bucarest ? Mes félicitations, jeune combattant, mais comment lutteras-tu, sans avoir la foi ? – Quelle foi ? Dois-je croire que tous les hommes seront un jour comme toi, comme Mikhaïl ou comme moi, pour vouloir qu’ils mangent, dès à présent, à leur faim ? Non. Pour cela, mon besoin de justice me suffit. – Tu n’espères donc pas une amélioration de la pâte humaine, le jour où elle n’aura plus faim ? – Jusqu’à un certain point, oui. Mais je ne puis espérer que le fils de Grigore vienne te chercher et te baiser les mains, à toi, bougre de cordonnier, simplement parce qu’il t’aura vu pleurer sur un livre de Balzac. Si cela pouvait être, il n’aurait pas attendu ta propagande. Il y a longtemps qu’il t’aurait découvert, comme j’ai découvert, moi, Mikhaïl, sans y être poussé par aucune propagande. – Alors tu combattras pour peu de chose ! – Comment peu de chose ! Ne serais-tu pas heureux de voir, par exemple, nos débardeurs ne plus s’entre-tuer, ni assommer leurs femmes, ni se soûler crapuleusement, ainsi qu’ils le font aujourd’hui ? Voilà une amélioration de la pâte humaine. C’est tout et c’est énorme ! Je donnerais volontiers ma vie et ma liberté pour contribuer à cette amélioration de l’homme. Même, je viens te demander si tu ne veux pas prendre l’initiative de la création d’un syndicat ouvrier mixte, à Braïla. – Il existe, ce syndicat mixte.
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– Depuis quand ? – Depuis deux mois. – Tu en es ? – Bien entendu. C’est toi qui n’en es pas. – J’en serai, pas plus tard que demain. Je m’inscrirai comme peintre en bâtiment, car je retournerai bientôt à mon barbouillage. Y a-t-il quelque autre peintre ? – Il y a Costa et Pamfil. Adrien fit la moue : – Va pour Pamfil, mais Costa… Mouchard. Joueur enragé. Menteur. Et avec ça, plein de prétentions, parce qu’il a été du premier mouvement socialiste. Connais-tu les bases de la social-démocratie ou le programme d’Erfurt ? voilà sa question éternelle, avec ou sans à-propos, devant tous ceux qui, comme lui-même, ignorent ces « bases » ou ce « programme ». Non. Je n’aime pas ce type. Avramaki poussa un gros soupir : – Mon cher Adrien, tu fais fausse route ! Dans un mouvement de masse, on n’aime pas toujours ses camarades, mais là n’est pas la question. Nous ne faisons pas du christianisme, et nulle part la doctrine socialiste ne dit : « Aimez-vous les uns les autres », mais : Organisez-vous ! Soyez solidaires ! Renversez le capitalisme et bâtissez la société communiste ! – Avec qui bâtir cette société ? Avec les hommes, tels qu’ils sont ? – Parbleu ! Tu ne voudrais pas que chacun se les fabrique à son image ? – Et la moralité ?
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– On en exige de tous les camarades. Ceux qui n’en ont point sont jetés par-dessus bord, et c’est tout. On va de l’avant. On n’a pas le temps de chercher midi à quatorze heures. Sympathies, antipathies, ce sont des sentiments qui n’ont rien à faire dans une organisation révolutionnaire. Là, on est un soldat, pas autre chose. Ce que tu veux, toi, c’est l’idéal, et l’idéal est l’ennemi de l’homme. J’ai appris cela à mes dépens. Corrige-toi donc, si tu veux combattre dans les rangs. Et si les rangs ne te conviennent pas, file, pendant qu’il est encore temps, ou bien les masses passeront sur toi ! Car, sache-le : le cœur, ça reçoit toutes les balles ! On a vu ça, en France, il y a cent ans, quand des têtes plus belles que la tienne ont roulé comme des courges. Sanda, la femme d’Avramaki, mit le samovar sur la table, et la vue de ce sympathique ustensile familial, rare dans les ménages roumains, agit sur la sensibilité malmenée d’Adrien comme une douce caresse d’amitié. Il fit des efforts pour retenir ses larmes. Les sentences glaciales du militant socialiste lui avaient bouleversé l’âme. Il venait, lourd de tendresse, de pitié, d’amour et de révolte, offrir son cœur, c’est-à-dire tout son avoir, au mouvement révolutionnaire, et un camarade expérimenté lui disait que ce cœur n’était bon qu’à recevoir des balles des deux côtés de la barricade. Pourquoi cette cruauté ? Simplement parce que lui, Adrien, voulait que l’homme de demain fût différent de celui d’aujourd’hui. Mais cela lui semblait tout naturel ! Comment ! Des hommes allaient couper la tête à d’autres hommes, et il ne fallait pas demander aux premiers d’être exempts des appétits des seconds ? À quoi bon lutter, alors ? Pour permettre aux uns de prendre la place des autres ? Cela n’intéressait pas Adrien. – À quoi penses-tu ? lui demanda Sanda, lui offrant d’une main le verre de thé et de l’autre caressant ses beaux cheveux. Il ne faut pas te mettre en peine. Vous n’avez jamais été d’accord sur ces questions-là et je pense que vous ne le serez jamais.
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Pourquoi ne parlez-vous pas plutôt littérature ? Là, vous vous entendez à merveille. Avramaki avala son premier verre de thé en se brûlant la gorge, puis alluma une cigarette et tourna son honnête visage vers Adrien, qui fumait, pensif : – Comme tout militant socialiste, lui dit-il, je tiens beaucoup à faire des recrues, et tu pourrais en être une de marque, car tu as de belles qualités, mais, pour cela, il faudrait que tu te dédoubles : l’homme de cœur ne doit pas se mêler des affaires de l’homme d’action. Je n’ai pas compris cette vérité lors de mes débuts révolutionnaires, et j’en ai bien souffert. J’ai hébergé, nourri et vêtu des camarades que je croyais des amis et que j’ai aimés. Certains d’entre eux ont disparu un jour après m’avoir volé. D’autres sont allés rapporter à la police toutes mes pensées. Deux ou trois ont même tenté de souiller ma compagne. Enfin, la trahison collective de nos chefs, que j’adorais comme des idoles, m’a fait faire une maladie dont je n’espérais plus me relever. Car j’avais le tort de subordonner le triomphe de l’idée à la suppression de tous ces crimes contre le cœur. – Pourquoi « le tort » ? interrompit Adrien. Cela n’a-t-il pas été parfaitement prouvé ? Tout notre hétéroclite échafaudage n’a-t-il pas croulé ? – Justement, mais pourquoi ? C’est précisément parce que nous avons mêlé l’affection et ses déboires à l’action révolutionnaire. Nous nous attachions aux hommes, non à l’idée. Nous aimions bien plus ceux-là que celle-ci, que nous ne voyions qu’obscurément. Les uns nous la masquaient avec leur tendresse éphémère, les autres, avec leur rayonnante mais égoïste personnalité. Et le jour où tous ces hommes ont flanché, la pauvre idée aussi fut par terre. Eh bien ! non ! Dans notre guerre sociale, le soldat doit encore moins lâcher pied, pour la raison sentimentale qu’à l’arrière tel chef, tel ami et même sa femme le trahissent, que dans une guerre capitaliste. Pour rien au monde nous ne devons abandonner le combat, entends-tu ?
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Les patries bourgeoises peuvent disparaître par la lâcheté de leurs armées d’esclaves, et nous ferons tout pour qu’elles disparaissent un jour. La patrie humaine, elle, ne peut pas disparaître ! Chaque siècle, elle découvre, dans sa marche invincible vers le mieux, les héros qui doivent la servir à tel ou tel moment. Aujourd’hui, c’est-à-dire en ce siècle, c’est nous, le prolétariat, qui sommes les héros désignés. Veux-tu comprendre cela, Adrien ? Adrien se taisait, le regard dans son verre de thé. – Bon ! dit le cordonnier. Réfléchis ! Mais dis-moi, avant de partir, si tu es venu chez moi avec une idée précise, après m’avoir laissé pendant une année sans la moindre nouvelle de toi. Le jeune homme releva la tête, comme un vaincu : – Je viens t’apporter une nouvelle qu’il faut garder pour toi, momentanément. Tu connais les deux élévateurs sur rail qui sont dans les docks et qui soulèvent les blés des silos pour les charger sur des navires. On sait que ces machines font un mal énorme aux débardeurs, car non seulement elles les remplacent par centaines, mais encore elles déprécient la main-d’œuvre. Tu sais que, lors de leur première mise en fonction, les ouvriers, pris de colère, ont failli les précipiter dans le bassin des docks, et que la répression de cette révolte a fait quelques veuves et plusieurs estropiés pour la vie. Eh bien ! cette histoire va se répéter sous peu. Hier, grâce à une indiscrétion, j’ai appris que la maison Oléano et C°, de Hambourg, dont les frères Thüringer sont actionnaires, a expédié à Braïla trois élévateurs flottants. Leurs « coupes », au lieu de plonger dans le silo, descendent dans le ventre du chaland chargé de grains. Ainsi cette invention, après avoir soufflé aux ouvriers une bonne partie de leur travail dans les docks, va leur en enlever bientôt une autre sur le Danube. Et le sang va couler de nouveau. Avramaki bondit comme une panthère :
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– Voilà, voilà où tu es un excellent camarade ! Cette nouvelle vaut, pour nous, plus que mille discours du plus éloquent propagandiste. C’est nous, les socialistes, qui devons les premiers l’annoncer aux débardeurs, non point pour les inciter à jeter à l’eau ces machines diaboliques, mais afin de nous organiser et de les mettre un jour au service de la collectivité communiste, après avoir supprimé le capitalisme qui rend aujourd’hui funeste aux travailleurs toute conquête technique. – C’est ce que je pensais moi-même. Je connais bien le mécanisme du travail dans le port et je t’initierai à cela. En parlant aux manœuvres, tu dois tomber sur le point sensible, car le débardeur méprise tous ces discoureurs électoraux qui n’ont cure de ses misères. Il ne faut pas qu’il te confonde avec eux. Le vataf sera ton grand cheval de bataille. Attaquer de front cette sangsue monstrueuse du travail du port, c’est une œuvre que personne encore n’a osé entreprendre, vu la force politique que représentent les vatafs. Il est certain que cette offensive, menée courageusement au nom de l’idée socialiste, fera une profonde impression sur l’esprit du débardeur, homme méfiant qui sait depuis toujours que derrière chaque discours il y a une candidature à soutenir. Cette fois il s’apercevra que c’est une idée, non pas un « type », qui pose sa candidature. Je te donnerai des faits et des chiffres sur l’origine et la formation scandaleuse de quelques grosses fortunes des vatafs, ainsi que sur les mœurs de ces cannibales… – Mais puisque tu es tellement au courant, pourquoi ne parlerais-tu pas toi-même à ceux qui te savent des leurs ? – Justement ! Les débardeurs n’ont aucune estime pour un des leurs. « Que sais-tu de plus que moi ? » te disent-ils. Puis, je suis trop jeune, je n’ai pas de moustaches. Et ce sont des hommes d’âge mûr qui, à tout propos, ont l’habitude d’empoigner leurs moustaches et de te les montrer, en te disant que « les mioches feraient mieux d’aller téter que d’enseigner aux vieux comment ils doivent vivre ». Une autre raison qui
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m’empêcherait de leur parler, c’est que j’ai une peur mortelle de prendre la parole en public. Mon cœur s’arrête quand je vois quelqu’un monter à la tribune. Je me demande comment ils font, ces orateurs, pour ne pas tomber morts au moment où on les annonce au public. Il se leva pour partir : – Maintenant, je m’en vais, il est tard, et mon état de « domestique » m’oblige d’être debout dès cinq heures du matin. – À propos, fit le cordonnier, tu disais vouloir quitter cette « domesticité » pour retourner au « barbouillage ». Eh bien ! restes-y encore un peu. Elle pourrait nous être utile. Tu seras notre homme dans le clan des machinations bourgeoises. – Oui… jusqu’au jour où le clan aura vent de mon double emploi !

Le lendemain soir Adrien alla rue Plevna, où se trouvait le modeste siège du Syndicat ouvrier mixte. Une salle, pas beaucoup plus grande qu’une chambre ordinaire, quatre bancs, une tribune enveloppée de drap rouge, les portraits habituels des fondateurs du socialisme et, à même le mur, le fameux commandement : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Le secrétaire non rétribué de ce syndicat, un ouvrier électricien, venait tous les soirs y passer une heure, en prévision de nouvelles inscriptions possibles. Le connaissant, Adrien n’eut besoin d’aucune recommandation. Il paya la taxe, ainsi que la cotisation pour trois mois, six francs en tout, prit sa carte de membre, et, sortant dans la rue, se heurta à un ami d’enfance dont l’adhésion aux idées anarchistes les plus violentes et le caractère désagréable avaient brisé la vie, mais dont la puissante et honnête personnalité gardait toute l’admiration d’Adrien.

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C’était l’étudiant en physique et chimie Jean Rizou, surnommé Tchioupitou, à cause de son visage affreusement marqué de petite vérole. Il allait passer ses derniers examens à la faculté des sciences de l’université de Bucarest quand son père, riche quincaillier ruiné au jeu, se tua. Resté sans ressources, le jeune Rizou eut en plus le chagrin de s’apercevoir qu’un de ses professeurs l’avait pris en grippe à cause de ses idées anarchistes et le « recalait » pour la troisième fois au même examen de chimie analytique. Comme il savait que cet universitaire n’était pas insensible à certaines sommes d’argent que des étudiants versaient à son secrétaire la veille de leur examen, il l’invectiva en pleine classe, le nommant « professeur véreux ». Ce fut la fin d’une carrière qui s’annonçait brillante. Exclu de l’Université, réduit à la misère, Jean Rizou se vit obligé de gagner sa vie en donnant des leçons à des élèves du lycée de Braïla et en fabriquant des fusées et des pétards qu’il vendait lui-même dans les fêtes populaires. Pour comble de malheur, une femme, une seule, traversa sa solitude afin de la lui rendre encore plus atroce. Il devint tout fiel avant d’avoir vécu. On ne lui connaissait aucune amitié. Nul ne savait dans quel taudis il broyait ses idées noires. Les anarchistes mêmes l’évitaient. Seul Adrien allait parfois le retrouver à la ceainaria 5 populacière où il prenait régulièrement son thé du soir, s’isolant dans le coin le plus obscur. Et à l’égard d’Adrien sa misanthropie était moins amère. Il estimait en lui le garçon sincère et l’autodidacte qu’il avait laissé sur les bancs de l’école primaire. Toutefois, le voyant sortir du siège du Syndicat mixte, il ne put résister au plaisir de lui décocher une méchanceté. – Tiens ! fit-il, étonné. Tu es, toi aussi, mêlé à cette marmelade mixte ? Je ne l’aurais pas cru ! À quand donc votre candidature de député socialiste, monsieur Adrien Zograffi ?

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Maison de thé.

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Adrien vit son aspect minable et ne releva pas l’ironie. Le prenant par le bras, il l’entraîna avec lui : – Allons prendre le thé ensemble. Il y a longtemps qu’on ne s’est vus. Rizou fut touché. Il savait qu’Adrien, à l’exemple de tant d’autres, aurait pu facilement répondre à son sarcasme en plaisantant sa chimie et son anarchie, toutes deux réduites à la fabrication de feux d’artifice. Aussi fut-il heureux de l’avoir échappé belle, car rien ne lui était plus pénible que les allusions désobligeantes, parfois cruelles, à ces deux passions de sa vie : ses idées anarchistes et la chimie qu’il avait espéré illustrer un jour du haut de la chaire universitaire. Ils firent tout le chemin sans plus échanger un mot. À la maison de thé, bondée de pêcheurs russes barbus qui puaient l’alcool et le poisson, Rizou dit à Adrien, dès qu’ils furent installés dans leur coin : – Tu me pardonnes ma méchanceté de tout à l’heure ? – Mais je sais bien que tu n’es pas méchant. – Oh ! si, je le suis. Que veux-tu, la vie n’est plus pour moi qu’un fardeau. Alors ?… On me frappe. Je frappe. Ou, plutôt, je mords, comme un paria impuissant. Adrien regardait son visage marqué par l’impitoyable maladie et le trouvait sympathique, grâce aux yeux noirs, brûlants de passions étouffées. – Dis-moi, Jean, pourquoi ne veux-tu pas qu’on se voie plus souvent ? Tu vis trop seul. Il voulut lui prendre la main. L’autre la retira : – Il ne faut pas être trop affectueux avec moi. Je n’y tiens pas. Je m’en suis déshabitué et je ne sais pour quelle raison j’en
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reprendrais l’habitude. On est affectueux envers la vie ou on ne l’est pas. Ce n’est guère possible d’aimer un homme et de haïr tous les autres. Or, maintenant, c’est la haine qui me nourrit. Je déteste jusqu’à mes idoles. Regarde un Élisée Reclus. Au fond, même ce grand type n’a pu résister jusqu’à la fin au plaisir de s’asseoir confortablement sur les gros revenus de ses bouquins. Tant pis pour les disciples qui se sont fait casser la figure, poussés par la beauté des écrits du maître. Non, j’aime mieux Georges Sorel. Il est bien plus conséquent avec lui-même. – Tu sais que je ne suis pas anarchiste, dit Adrien, mais parfois j’approuve votre action directe, la suppression de celui qui est l’ennemi de l’humanité, ou le sabotage, la destruction des machines qui enlèvent aux hommes le pain quotidien. Certes, cela ne mène à rien, mais c’est une satisfaction du cœur. Ainsi les trois élévateurs flottants qui arriveront sous peu à Braïla : c’est avec plaisir que je les verrais sauter, quitte à les voir remplacer, l’année suivante, par un nombre double. – Je n’ai rien entendu au sujet de ces élévateurs flottants, dit Rizou. En as-tu la certitude ? – Ils seront en état de fonctionner dans quinze jours. Mais n’en parle à personne. – Je n’ai pas l’habitude de me déboutonner, tu le sais bien. Rizou changea aussitôt de conversation. Peu après, ils se séparaient. Adrien insista pour fixer un prochain rendez-vous. L’anarchiste refusa. L’affaire des nouveaux élévateurs était d’une importance capitale pour tout le commerce d’exportation de céréales de Braïla mais elle l’était surtout pour les deux maisons principales, Thüringer et Carnavalli, qui faisaient venir ces trois machines à leurs risques et périls. Les péripéties dramatiques qui avaient accompagné, dix ans plus tôt, l’installation des deux élévateurs sur rails des docks étaient encore dans la mémoire de
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chacun. Et pourtant, alors, c’était l’État qui avait introduit cette innovation, ce qui n’avait pas empêché les débardeurs de prendre les machines d’assaut. Qu’allait-il se passer, maintenant, alors que de simples particuliers, et des étrangers par surcroît, voulaient prendre cette initiative ? Le gouvernement, pressenti par les intéressés, avait répondu qu’il ferait tout son possible pour maintenir l’ordre ; toutefois, il ne leur avait pas caché ses inquiétudes, les élévateurs étant impopulaires, voire odieux, non seulement parmi les ouvriers, mais aussi parmi les vatafs, tyrans électoraux dont dépendaient tous les politiciens du département. Le ministre de l’Intérieur, à qui on avait demandé si les machines pourraient à l’occasion compter sur le concours de l’armée, avait répondu qu’en aucun cas cette intervention ne saurait aller jusqu’à l’effusion du sang. – Autrement dit : débrouillez-vous ! concluait-on. Les frères Thüringer et Carnavalli tenaient presque tous les jours des conciliabules d’où rien ne transpirait. Vu la belle récolte de l’année, ils avaient risqué tous leurs capitaux en de gros engagements. Anna racontait à la cuisine que les stocks de blé que ces deux maisons accumulaient quotidiennement dans le port étaient tels qu’on ne savait plus où les mettre. Des centaines de wagons étaient vidées à même le pavé. Des milliers de wagons gisaient dans les chalands et dans les entrepôts. Pour leur transport, on avait affrété une trentaine de cargos, qui allaient arriver incessamment. Si les chargements, dans les termes des contrats, n’étaient pas possibles, la ruine complète attendait aussi bien Carnavalli que les Thüringer. Cette fièvre qui régnait dans la maison supprima presque tous les divertissements. On ne jouait plus et on ne sortait que rarement. Adrien courait vingt fois par jour à la poste porter des télégrammes longs comme des lettres. Pensant au coup que les socialistes préparaient aux exportateurs et auquel il n’était pas

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étranger, sa conscience éprouvait parfois des remords. Anna lui avait dit un soir : – Si les affaires réussissent cet été, Carnavalli et les nôtres ont décidé de créer un fonds de secours qui doit assister en hiver tous les nécessiteux du port. Et M. Max te proposera d’aller en Allemagne apprendre, aux frais de la maison, les sciences commerciales. Il dit que tu n’es pas fait pour être domestique. « Ah ! pensait Adrien. Il veut m’envoyer en Allemagne et moi je veux le ruiner ! Car la grève, qui va éclater au moment où nous annoncerons aux ouvriers l’arrivée des élévateurs, ne sera rien de moins que sa ruine. » Ces intentions des trois exportateurs le rendirent très malheureux. Tout de même, ces hommes n’étaient pas des canailles. Oui, il savait bien qu’Avramaki aurait taxé de « philanthropie bourgeoise » tous ces « fonds de secours » destinés à rendre supportables aux ouvriers la misère et la servitude que leur impose l’exploitation capitaliste, mais que pouvait la froideur d’une loi sociale contre la loi de son cœur ? Il était impossible à Adrien de ne pas distinguer le bien du mal, de mettre tout le monde dans le même panier. Il avait vu Carnavalli et les Thüringer aider des hommes, subvenir à l’entretien de veuves chargées d’enfants, rapatrier des familles. Il avait vu aussi de richissimes seigneurs cravacher leurs domestiques et lâcher le chien sur les mendiants. Pouvait-on appliquer la même mesure aux uns et aux autres ? Que les hommes fussent de ce côté ou de l’autre côté de la barricade, il les regardait avec le même cœur. Le cordonnier lui avait dit que ce cœur était précisément de ceux qui reçoivent « toutes les balles ». Eh bien ! s’il ne pouvait pas être justicier, mieux valait être victime que bourreau. Le soir où Anna crut lui faire plaisir en lui dévoilant les généreux projets des Thüringer, Adrien s’était jeté à ses genoux et avait pleuré de honte. La jeune femme, se souvenant de lui avoir parlé des élévateurs, lui demanda s’il n’avait pas commis quelque indiscrétion. Or, c’était plus qu’une indiscrétion, c’était
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un plan de bataille qu’il avait exposé à Avramaki pour l’affaire des élévateurs. Anna croyait qu’il pleurait de joie : – Tu comprends, lui disait-elle, tu es maintenant considéré comme un membre de la maison. Ton avenir est ici, pas ailleurs. « Je me fiche pas mal de tous les “avenirs” de la terre ! pensait Adrien. C’est la bonté de ces hommes qui me crève le cœur, non pas le souci de mon avenir. » C’était leur bonté et quelque chose encore : sa passion pour Anna, dont il avait beau se défendre, et qui le nourrissait de la meilleure substance de la vie, le rêve. Ses rébellions contre cette « servitude » qu’il jugeait nuisible à son élan révolutionnaire ne faisaient que la lui rendre encore plus indispensable. Même l’amour charnel de Julie était impuissant à diminuer son besoin d’Anna. Adrien ne l’avait, du reste, jamais espéré ni souhaité. Et mieux il connaissait tout ce que pouvait lui donner Julie, plus il adorait tout ce qu’il n’était pas dans le pouvoir d’Anna de lui refuser. Celle-ci, ne le redoutant plus, s’était habituée à ses câlineries de serpent mystérieux. Lorsqu’il la boudait, c’était elle qui le cherchait. Elle venait souvent dans sa chambre, où Adrien aimait « se retrouver », aussitôt la journée finie. Car, pour ce qui est de la soif humaine de s’évader dans le rêve, Anna, toutes proportions gardées, pouvait elle aussi avouer que son professeur de gymnastique, qui connaissait bien l’équilibre du corps, ignorait totalement celui de l’âme, et qu’il n’était pour sa belle maîtresse que ce que Julie était pour Adrien. C’est pourquoi, devant une caresse du cœur, elle se trouvait tout aussi frémissante, tout aussi accueillante qu’une jeune fille. Maintes fois, quand Adrien lui touchait les bras de ses mains ou de sa joue brûlantes, ou quand il se jetait à ses pieds et lui enlaçait les genoux, son plaisir dépassait de beaucoup tout ce qu’elle savait de l’amour charnel, et elle résistait difficilement au besoin de prendre la tête du jeune homme et de la couvrir de
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baisers. Un jour, ayant surpris Adrien le visage enfoui dans ses corsages pendus dans l’armoire, elle en fut tellement émue qu’elle lui dit : – Embrasse-moi, sagement, ici, sur le cou. – Non ! répondit Adrien. Sur le cou j’embrasse Julie. À vous, je vous embrasserai les pieds. Et il se jeta à terre et les lui baisa. « Qu’il est bête ! » pensa-t-elle, les joues en flammes.

Chair dévorante de la femme ou seulement sa grâce idéale ; bonté des hommes, désir de justice, amour de la vie, révolte, tout cela, pêle-mêle, Adrien l’enfermait dans son cœur et le promenait journellement dans ce port en effervescence où la rumeur des pressentiments populaires emplissait l’espace. Là, il aimait plonger son être bouillant dans le vacarme des cris, les sifflements des sirènes, la bousculade, la poussière, la sueur. Là, les hommes étaient tous bons. L’héroïque dieu Travail les engloutissait dans son vertigineux tourbillon d’activité, besogne à la tâche où chacun, se crevant, pouvait faire sa belle journée. Torses et visages embrasés et boueux, fébriles, les yeux injectés de sang, ils couraient en files ininterrompues, le sac sur l’épaule, faisant craquer les ponts sous leur poids, perdant parfois leurs caleçons et montrant ainsi à la face du ciel tout ce qu’un homme peut avoir de honteux. Un samedi, vers le milieu d’août, Adrien allait, le nez au vent, chercher le long des quais le chef des dépôts de la maison, afin de lui transmettre un ordre urgent, quand le père Stéphane, le limonadier, le saisit par le bras : – Demain dimanche, à neuf heures, nous inaugurons la Maison des travailleurs du port. – Quelle maison ?
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– Tu ne sais pas ? Nous sommes deux cents, maintenant, et nous avons loué une propriété entière avec une belle salle, rue Grivitza. – Mais qu’avez-vous pu dire aux débardeurs, pour en rassembler deux cents ? – Je leur ai dit qu’ils doivent s’aider mutuellement, en se cotisant. Pour maladie et mort, un franc par mois. Pour les frais généraux, un autre franc. Et ceux qui veulent avoir, en hiver, du bois de chauffage sec et pas cher, n’ont qu’à verser dix francs par semaine, pendant deux mois, et ils seront les associés d’une coopérative de bois de chauffage qui leur en fournira cinq mille kilos chaque année. C’est la moitié du prix que nous payons pour du bois vert ou trempé par les pluies. – Et vous avez trouvé trois coopérateurs qui vous versent ces dix francs par semaine ? – J’en ai trouvé cinquante et nous avons déjà acheté dix wagons de bois. Mais l’exemple sera suivi par bien d’autres, dès qu’ils verront que personne ne touche à leurs sous, car j’ai mis ces cinquante coopérateurs dans le comité. – Qui dirige ces hommes ? – Ils se dirigent tout seuls. Moi, ils m’ont prié de ne plus vendre de la limonade, d’habiter avec ma famille une dépendance de la « maison », comme gardien, et de vendre du bois au détail, un peu au-dessous du prix du jour, en partageant le bénéfice par moitié. Cela assure le pain de mes enfants et rien de plus. « Cela, pensa Adrien, équivaut à zéro, mais tu auras, brave vieux, fixé le point de départ. Nous nous chargeons de la suite. » – Tu me ferais plaisir si tu voulais venir demain dire deux mots d’encouragement à nos hommes. Je suis trop seul. – J’y serai. Et j’amènerai des camarades.
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Le soir même, il alla raconter à Avramaki les exploits de père Stéphane. – En voilà un qui vous en bouche un coin, à vous autres militants bourrés de doctrine, conclut Adrien, mélancoliquement. Ce vieux, dont le vocabulaire ne dépasse pas deux cents mots, s’est acquis un débardeur pour chacune de ses paroles, sans discours, ne parlant que maladie, mort, bois de chauffage et distribuant des canifs à ceux qui abandonnaient le couteau. Tu vois donc combien il faut peu de chose aux hommes pour les décider à de grandes actions. Car il n’y a pas de doute, ce limonadier illettré a posé le premier jalon d’un mouvement qui ne s’arrêtera pas à la maladie et au combustible. En balbutiant des exhortations stéréotypées, il a fait, seul, ce que tous vos doctes chefs n’ont pas réussi, malgré leur éloquence. Maintenant, c’est à toi, demain, de lancer la bombe des élévateurs et de jeter les bases du Syndicat des travailleurs du port. Cette réunion du lendemain contraria Avramaki. Il était un chasseur passionné et se préparait justement à louer un canot et à rester du samedi soir au dimanche à midi dans les marécages. – Je t’attendais, dit-il à Adrien, pour te proposer de m’accompagner, comme jadis. Quoique tu ne sois pas chasseur, je sais que tu aimes rôder au clair de lune dans le maquis du Danube. – Renvoyons ce plaisir à huitaine. Maintenant, c’est le moment de faire exploser notre bombe. Sanda venait de rentrer, à la minute même, d’une course en ville. Comprenant de quoi il était question, elle fit passer les deux révolutionnaires sous une douche froide : – Votre « bombe », leur dit-elle, n’est déjà plus qu’une trakatrouka ! On a appris ce soir dans le port que les trois élévateurs sont dans les docks de Galatz, où on les met au point. Allez

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un peu voir ce qui se passe en ville. Tous les bas quartiers sont sur pied. Adrien respira soulagé : « C’est mieux comme cela, se dit-il. Si quelque chose de grave arrive aux bons Thüringer, au moins je n’y serai pour rien. Tant pis pour la bombe. » Avramaki ne pensait pas ainsi : – Malheur ! voilà un coup raté. Nous aurions dû agir plus tôt, aller dès le début de cette semaine parmi les débardeurs et leur annoncer la nouvelle. Comment se fait-il que tu n’aies rien flairé de l’arrivée des élévateurs à Galatz ? – Ce soir à sept heures j’étais encore dans le port : on n’en savait rien. Et, dans la maison, je n’ai rien pu apprendre pendant la semaine. Les deux hommes sortirent. La chaleur était suffocante. Ils firent un tour dans le terrible quartier de la Comorofca, où se trouvait la Maison des travailleurs qu’on allait inaugurer le lendemain et où pas un policier n’osait s’aventurer, puis ils redescendirent la rue Grivitza et s’engagèrent dans la grande artère populeuse qu’est la moitié nord de la rue de Galatz. Partout, des montagnes de melons et de pastèques, éclairées par des lanternes borgnes. Les débardeurs en achetaient autant qu’ils pouvaient en tenir dans leurs bras. Les voituriers en chargeaient par dix et vingt. Régal populaire du mois d’août, à la portée de toutes les bourses. Devant tous les cabarets, des attroupements. On buvait peu et sans joie. On n’entendait pas un tzigane racler de son violon. En revanche, on jurait à faire crever la voûte céleste : – Ah ! ces messieurs du gouvernement ! Ils sont pour le progrès, ha ? Et nous ? nous ? Sacré nom de putain qui a mis bas son Seigneur Jésus-Christ, qu’on veuille bien nous dire ce que nous sommes, nous ! Toujours ceux qui paient la casse ? Eh

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bien ! non ! Cette fois, nous allons répandre quelques entrailles remplies de fine merde ! C’était un colosse qui lançait ces imprécations, crachant et ne regardant personne parmi la foule qui l’entourait tant il était furieux. Un sergent de ville, planté à son poste, au milieu de la rue, murmura, après l’avoir écouté : – Mon vieux… Si tu n’as pas ce soir même les côtes cassées à la police, ce sera pour demain, quoique tu aies bougrement raison. – Tiens ! fit tout à coup Adrien. Voici le père Stéphane ! Il le montra au cordonnier, qui ne le connaissait pas. Le limonadier, vêtu de sa blouse grise rapiécée, un chapeau troué sur la tête et chaussé de savates en loques, allait de bistrot en bistrot, répétant la même phrase : – Venez demain matin à votre maison, on fera une aspersion et on parlera des élévateurs. Les deux socialistes restèrent bouche bée : – Aspersion et élévateurs ! Ça, alors, c’est vraiment de la limonade !

Et cependant, jamais orateur célèbre ni cause populaire n’ont rassemblé à Braïla les foules qu’on vit se diriger, ce dimanche-là, dès sept heures du matin, vers la Maison des travailleurs du port, leur maison ainsi que le père Stéphane eut la géniale idée de la nommer. L’immeuble était un rez-de-chaussée, à un coin de la rue Grivitza et de la Quarantaine, face à la fameuse Comorofca des vindicatifs Codine. Il était composé d’une grande salle, avec trois pièces attenantes et une vaste cour, celle-ci déjà à moitié encombrée de bois. Salle et cour pouvaient contenir mille per– 105 –

sonnes. À huit heures, elles étaient combles. Une heure plus tard, environ mille autres personnes stationnaient autour du local, se bousculant, près des portes et des fenêtres ouvertes, pour entendre le père Stéphane qui, hissé sur une chaise, parlait à tout un peuple debout. Débardeurs et voituriers étaient venus, la plupart accompagnés de leurs femmes, dont certaines portaient un bébé ou tenaient un enfant par la main. Tous, endimanchés : les hommes vêtus du classique et cher complet de cheviotte ou kangar, noir, coiffés de l’immanquable Borsalino et chaussés d’escarpins vernis. Rasés de frais, la matraque noueuse de cornouiller à la main et l’encolure étranglée par le col étroit d’une chemise fortement empesée, ils écoutaient le limonadier d’un petit air narquois, toussotant, approuvant ou désapprouvant discrètement de la tête tout en tordant leur moustache et en regardant fièrement leur lavallière rouge ou bleue. De temps à autre, pour marquer leur dépit, ils changeaient la position du chapeau, l’envoyant tantôt sur la nuque, tantôt sur une oreille ou sur le front. – Frères, disait le père Stéphane, je vous ai appelés dans cette maison, qui est la vôtre, parce que c’est la nécessité qui vous pousse. Tant que nous sommes sur la terre, il y a la vie, il y a la maladie, il y a la mort. Il y a aussi les enfants. Nous devons veiller à tout. Vous achetez toujours du bois humide et cher. Pourquoi n’aurions-nous pas notre médecin et notre bois, à nous ? Lorsqu’on en achète par wagon, on est beaucoup mieux servi. Même le pharmacien se moque de nous, avec ses prix excessifs. Et tout cela parce que nous ne sommes pas solidaires. Voici votre comité et les registres de cinquante personnes. Pour dix francs par semaine, pendant deux mois, et pour cinquante centimes en plus par semaine vous devenez coopérateurs pour le bois et membres avec toute votre famille, contre la maladie. Ainsi vous aurez chaud en hiver et le docteur sera à votre disposition avec tous les médicaments. Car les enfants, qui sont

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presque toujours malades, c’est Dieu qui nous les donne, et nous n’y pouvons rien, mais il y a la science. – Et les élévateurs ? cria une voix. – Eh bien ! les élévateurs, ça, c’est le progrès pour les trafiquants de céréales, qui trouvent que c’est moins cher ainsi… La même voix interrompit, hurlant fort : – Et nous, nous trouvons qu’il faudra les noyer dans le Danube, lorsqu’ils arriveront ! – Oui, à l’eau ! à l’eau ! vociféra toute la salle. Le père Stéphane, l’air très malheureux, regarda pardessus les têtes pour découvrir Adrien et lui passer la parole, car il ne savait que dire au sujet des élévateurs. Il ne vit pas Adrien, qui, flanqué d’Avramaki, se cachait au fond de la salle. Ils attendaient, pouffant de rire, que le vieux en finît avec la maladie, le bois et l’aspersion. – Voilà le prêtre ! s’écria le limonadier, sauvé. Laissez passer le prêtre ! Et vous allez jurer tout de suite, sur le saint Évangile, que vous renoncerez au couteau et vous contenterez du canif ! Le pope, très jeune, avança fièrement vers la table couverte d’une nappe blanche qu’on lui avait préparée. – Pardon, camarade, lança brusquement Avramaki, je demande la parole au sujet des élévateurs. – Après l’aspersion ! répondit le père Stéphane. Des voix ripostèrent : – Donnez-lui la parole ! Les élévateurs, c’est plus important que l’aspersion.

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Le prêtre fut vexé, il monta sur la chaise et voulut dire quelque chose, mais, à cet instant, un gros tumulte éclata à la porte principale. C’était un sous-commissaire de police, accompagné de quatre agents, qui venait d’arriver au pas de course. Une bousculade se produisit, des femmes crièrent. Le policier posta ses agents dehors et, jouant des coudes, arriva jusqu’au père Stéphane : – Que faites-vous ici ? demanda-t-il, essoufflé et rouge de colère. Qui vous a permis de vous rassembler et de parler des élévateurs ? Sans attendre la réponse du vieux, qui ne l’intéressait pas, il regarda autour de lui pour découvrir d’autres instigateurs, vit le prêtre, hissé sur la chaise, et le fit descendre d’un coup de poing. – Et toi, pope ? qu’est-ce que tu fiches là ? Est-ce ton affaire, les élévateurs ? Allez, oust ! Débarrassez-moi le plancher, tous ! Le prêtre, tremblant et blême, disparut sans une protestation. Alors, Avramaki s’approcha du sous-commissaire : – Maintenant, monsieur, dit-il calmement, vous allez suivre le pope, et un peu plus vite que ça. – Oui, qu’il s’en aille ! crièrent des voix. Le policier perdit la tête et se jeta derrière le père Stéphane, dans un coin. Avramaki monta sur la chaise : – Camarades ! dit-il. Je vous prie d’écouter, en silence, ce que je vais dire au représentant de l’autorité. Ainsi vous apprendrez comment il faudra à l’avenir recevoir un homme de la police. Descendant et se tournant vers le sous-commissaire :

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– Monsieur, dit le cordonnier, veuillez expliquer à tous ces hommes, qui sont ici chez eux, ce que vous êtes venu faire ici, sous notre toit ? – Et vous ? Qui êtes-vous pour me le demander ? fit le policier, outré. – Je suis un travailleur, bien connu de ces gens, et qui vous parle en leur nom. Nous sommes chez nous. Cette salle est à nous. Et vous ? – Mais… mais c’est une assemblée… – Parfaitement… – … Qui s’occupait des élévateurs… – … Qui peut s’occuper de tout ce qu’elle veut, dans les limites des lois – une assemblée qui, sans votre intervention, allait même être aspergée d’eau bénite, ce qui du reste va très mal avec une réunion d’hommes fâchés… Un rire homérique souleva la salle : – Bravo Avramaki ! – … Depuis quand la police se permet-elle de troubler une réunion de gens paisibles ? Eh quoi ? sommes-nous en état de siège ? Non ! Alors ? Ne savez-vous pas que la Constitution du pays, base de toutes les lois, nous donne le droit de nous réunir et de discuter paisiblement, sans vous demander aucune autorisation ? Et ignorez-vous que, en ce moment, par votre présence ici, vous commettez un acte illégal, vous foulez aux pieds une des dispositions les plus sacrées de la Constitution ? Aussi, monsieur le sous-commissaire, je vous invite, au nom de ces deux mille hommes, à quitter immédiatement les lieux et à ne plus y revenir que nanti d’un mandat dûment signé par un juge d’instruction. Pouvez-vous nous montrer un tel mandat ? Non ! Eh bien ! voici la porte, monsieur le sous-commissaire !
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La salle était déchaînée tandis que le policier s’en allait : – Bravo ! bravo Avramaki ! Parle-nous des élévateurs, nom de Dieu. Le cordonnier se dressa, souriant : – Maintenant que le policier et le pope sont partis, la moitié de l’État bourgeois-capitaliste est chassée de cette salle et nous pouvons parler de tout. Avramaki fit d’abord une longue digression à propos de l’incident avec la police et expliqua aux hommes les droits et libertés que la Constitution octroie à tout le peuple roumain. Il appuya ses dires de citations de certains articles de la loi fondamentale, qu’il lut dans une brochure dont il s’était muni. – Vous voyez, conclut-il, nos lois sont bonnes, mais cela ne suffit pas. Il faut encore que chaque citoyen les connaisse, sans quoi le premier flic venu les foule aux pieds, pénètre chez vous, vous arrête et vous maintient arrêté illégalement. C’est pourquoi une solide éducation civique de tous les travailleurs est absolument nécessaire, s’ils veulent combattre avec succès leurs exploiteurs, et cette éducation ne peut se faire que dans les organisations syndicales. Je ne dis pas que ce n’est pas bien d’être coopérateur… pour le bois et membre avec toute sa famille contre la maladie, ainsi que vous le recommande notre cher et dévoué père Stéphane… – … Vive le père Stéphane ! – … Mais ce n’est là qu’une faible défense. En voulez-vous un exemple ? Le voici : c’est justement la terrible menace des élévateurs. Les « noyer dans le Danube » ce n’est pas une solution, d’abord parce que l’armée servile du capitalisme est là pour vous tirer dessus, et puis, pour un élévateur détruit, dix autres sont mis en chantier. C’est le progrès de la technique moderne, dont je vous expliquerai un jour le rôle dans l’histoire de notre temps. Pour l’instant je vous dirai seulement que la
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seule lutte efficace contre le machinisme qui jette sur le pavé des milliers de bras est l’organisation syndicale et la solidarité internationale. Dans la mesure où la machine arrache le pain de la bouche de vos enfants, exigez la diminution des heures de travail et l’augmentation des salaires. Au besoin, pour obtenir ces améliorations, ayez recours à la grève. Mais la grève, cette arme à deux tranchants, c’est encore le syndicat qui la manie le mieux. Ici, Avramaki brossa un magnifique tableau de l’Internationale syndicale ouvrière, organisation mondiale toute-puissante dont les syndicats nationaux sont les cellules, qu’elle soutient, matériellement et moralement, en toute circonstance difficile, grâce à ses vastes moyens. Et ici le cordonnier frappa son grand coup : – Si vous étiez en ce moment solidement organisés dans votre syndicat, vous arrêteriez tout le travail du port, vous vous débarrasseriez de vos poux, les vatafs… – À bas les vatafs ! Mort aux vatafs ! – … et si l’on avait osé charger les navires à l’aide des élévateurs, avant que l’on ait satisfait à toutes vos exigences, eh bien ! vous auriez averti vos frères de l’Internationale des transports et tous ces navires eussent été immobilisés en mer ! Voilà un effet de la solidarité ouvrière internationale ! L’enthousiasme fut indescriptible. La salle délira. Avramaki fut hissé sur des épaules. Hommes et femmes pleuraient. Quelques voix sanglotantes crièrent : – Vive le syndicat ! Vive la solidarité internationale ! Bravo Avramaki ! Dès qu’il échappa aux mains de ses admirateurs, Avramaki cria du haut de sa chaise :

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– Camarades ! Maintenant, aux actes ! Nous allons, sur-lechamp, jeter les bases du premier Syndicat des travailleurs du port de Roumanie. Je vais en faire le procès-verbal, l’envoyer au Comité central de Bucarest et lui demander des statuts, des cartes de membres et l’affiliation. Veuillez donc nommer, parmi vous, douze camarades que vous savez parfaitement honnêtes et sérieux. Nous allons ainsi constituer le comité. – Dimitri le Borgne ! – Radou Popa ! – Gavrila le Long ! Une voix contesta le dernier : – Non ! Gavrila est honnête et sérieux, mais il boit un peu trop ! – Un autre, qui boit moins ! dit Avramaki, la plume à la main, assis à la table qui aurait dû servir à l’aspersion. Le comité constitué, Avramaki lui demanda de se donner un secrétaire. – Mais c’est vous le secrétaire ! dirent les hommes. Nul d’entre nous ne saurait se débrouiller dans cette machinerie ! – Moi, mes amis, je peux vous aider de mes modestes lumières, mais vous avez besoin d’un homme qui soit là en permanence, pour les multiples occupations que le secrétariat exige d’une grande organisation comme sera la vôtre avant demain soir. Et, voyez-vous, j’ai mon métier de cordonnier. Vous savez bien que je ne peux pas le quitter. C’est mon gagne-pain. La foule protesta, insista ; Radou Popa cria fort : – Vous allez quitter vos savates ! Nous serons ce soir mille adhérents. En ne versant que vingt centimes par mois, ils vous assureront le pain à vous et à votre femme. Vous nous êtes in– 112 –

dispensable ! Sans vous, tout ira au diable avant même de commencer ! Le cordonnier promit de répondre après avoir consulté sa femme. En attendant, il accepta le secrétariat provisoire et honorifique. On signa le procès-verbal, puis on passa aux inscriptions. – Pour le moment, dit Avramaki, celui qui veut s’inscrire ne paiera qu’un franc, la taxe d’inscription. Plus tard, quand toute la paperasse sera là, chacun prendra son statut, sa carte de membre et paiera sa cotisation mensuelle. Le père Stéphane sauta sur la chaise : – N’oubliez pas non plus le franc pour la maladie, ainsi que la coopérative de bois. Et surtout, pour l’amour de Dieu, déposez ici vos couteaux ! – Oui, camarades ! intervint Avramaki. Vous ne pourriez pas être des syndicalistes et porter cet affreux couteau ! Allons ! Prouvez que vous êtes des hommes conscients ! Il y eut un mouvement général. On voyait des centaines de mains soulevées, dans la salle, dans la cour, dehors, chaque débardeur tenant dans une main le franc et dans l’autre son couteau. Les femmes, pleurant, criaient : – Père Stéphane ! Avramaki ! Que le Seigneur vous octroie la santé. Vous débarrassez nos hommes d’un fléau ! Jamais nous ne vous oublierons ! Il fallut faire venir trois autres tables, qu’on installa partout, jusque dans la rue. Chacun, donnant son nom et son franc, déposait le couteau sous la table. Et tout allait pour le mieux, les inscriptions montaient déjà à mille, quand, vers midi, trois voitures vinrent stopper devant l’immeuble bondé de monde et de curieux.

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C’était le Parquet, accompagné du même sous-commissaire et de quelques agents. Le premier procureur de la ville, un jeune homme au visage assez fin et au regard réfléchi, demanda un délégué. – Avramaki, notre secrétaire ! répondirent cent voix. Le cordonnier se présenta, calme et digne. – Qu’est-ce que vous faites là ? interrogea le magistrat, d’une voix aimable qui fit excellente impression sur les esprits. – Nous venons de jeter, monsieur le premier procureur, les bases du Syndicat des travailleurs du port de Braïla. En voici le procès-verbal, signé par le comité et par moi-même en qualité de secrétaire. – Qui êtes-vous ? – Avramaki Constantin, cordonnier, habitant cette rue. – Vous êtes socialiste ? – Oui. – Vous irez demain, muni de tous vos papiers, au commissariat de votre circonscription, pour tout régulariser. – Très bien, monsieur le premier procureur. Le magistrat regarda le monceau de sous : – Qu’est-ce que cet argent ? – La taxe d’inscription, qui sera déposée à une caisse d’épargne, au nom de trois hommes désignés par le syndicat. Du reste, nous aurons une comptabilité en règle. – Et ces couteaux ? s’exclama le procureur, reculant un peu et regardant sous la table.

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– Ce sont les couteaux qui vous donnent tant de travail, monsieur le premier procureur, et auxquels les ouvriers syndiqués renoncent d’eux-mêmes. Cette réponse tomba bien. Les membres du Parquet remontèrent dans leurs voitures et repartirent, aux cris de la foule : – Vive les magistrats honnêtes ! Vive la Constitution ! Ce dimanche fut suivi d’une semaine lourde, orageuse, qui pesa sur toute la ville. Dès le lundi matin, ceux qui connaissaient de longue date la physionomie coutumière du vieux port, comprirent que le jour était venu de faire ses adieux à tout un passé de joyeuse tradition. Un premier signe des temps à venir se produisit à l’aube, au moment de la formation des équipes. Les vatafs, épouvantés du gros événement de la veille, décidèrent de « laisser sans pain », en les rayant de leurs listes de travail, tous ceux qu’on appelait désormais les « syndicalistes ». – Si le Parquet et les lois ne peuvent rien contre ces gueux, disaient les vatafs, eh bien ! nous les aurons par le ventre ! Ils essuyèrent, promptement, un rude échec. On croyait les syndicalistes peu nombreux et on comptait sur le classique moyen de l’intimidation. On se heurta à une masse de deux mille hommes qui, à la première menace, s’emparèrent de la plupart des postes de travail, déclarant qu’on ne les délogerait que morts. Ce conflit ne dura qu’une heure, le temps nécessaire aux armateurs pour sauter de leurs lits, réveillés par les téléphones du port, et pour communiquer au préfet de police que la moindre défaillance dans la bonne marche du travail leur causerait, dans les conditions actuelles, des pertes considérables. Les vatafs durent céder, furieux, mais avant que midi eût sonné, ils tentèrent de prendre leur revanche en recourant, cette fois, au
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moyen tout aussi classique de la provocation. Ils soûlèrent leurs créatures et stipendièrent toute la racaille policière, avec le mot d’ordre de provoquer, tout le jour, tant de bagarres sanglantes que l’activité du port en serait arrêtée. Ils ne réussirent à provoquer que des escarmouches insignifiantes, car, d’une part, les syndicalistes étaient prévenus par Avramaki de ce qui allait se passer, et d’autre part, le préfet avait donné l’ordre aux inspecteurs de police d’arrêter tout homme ivre qui chercherait à faire du scandale. Ainsi, au lieu de « mauvaises têtes syndicalistes », on dut, bon gré mal gré, conduire au cachot les « bras droits » des vatafs. Le mardi et le mercredi suivants furent décisifs pour l’avenir de ce mouvement dans le port. Certes, les hautes autorités locales mirent toute leur bonne volonté à découvrir des « instigateurs », des « chefs socialistes », et se trouvèrent bien contrariées de n’en pas surprendre un seul en flagrant délit de propagande « subversive » parmi les équipes au travail. La raison de cette absence de chefs était bien simple, les deux promoteurs du mouvement étant, l’un occupé à vendre du bois, l’autre à réparer des savates. Il ne restait aux ouvriers qu’à s’en tirer tout seuls, et ils le firent avec un instinct de conservation unique dans les annales du socialisme roumain. Du jour au lendemain, des milliers d’hommes comprirent que leur sort et celui de leurs enfants dépendaient, devant la menace des élévateurs, de la promptitude qu’ils mettraient à rompre, ne fût-ce que momentanément, avec un passé de débauche, de violences et de rivalités nuisibles, causes de tous leurs malheurs. Il serait facile à l’historien de constater, aussitôt après l’apparition du syndicalisme à Braïla, le fléchissement brusque de la criminalité dans la ville. Mais l’auteur de cette chronique est le témoin oculaire de faits et gestes dont aucune statistique ne s’est jamais occupée et dont la portée morale est pourtant d’une importance sociale considérable. C’est la modification spontanée du tempérament de l’homme du port et la dis-

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parition presque soudaine du fameux costaud, querelleur et assassin, tel qu’on le voit dans notre récit intitulé Codine. Car ce n’était pas le crime proprement dit qui constituait le drame le plus sinistre de la banlieue braïloise, mais l’existence même de cette affreuse nature de brute inhumaine qui, sans aller toujours jusqu’au crime, tyrannisait les siens et répandait la terreur dans tout un quartier, le faisant vivre sous la menace constante de la matraque, du couteau et de l’incendie provoqué en pleine nuit. Le plus souvent, la brute n’était ni un costaud à réputation d’assassin ni même un homme mauvais, mais un brave travailleur, bon père, bon époux, qui changeait d’humeur et devenait méconnaissable dès qu’il avait avalé son troisième verre d’eau-de-vie. C’est pourquoi on voyait la Cour d’assises de Braïla acquitter ou n’appliquer que le minimum de peine à la majorité des criminels qui se présentaient devant elle. Les jurés étaient obligés de reconnaître que l’homme chargé de chaînes qu’ils avaient sous les yeux était lui-même une victime. Et cependant, qu’elle était abominable, cette victime ! Que d’innocents, que de gens paisibles ce brave homme n’était-il pas capable de faire sortir en chemise et mettre en fuite au milieu de la nuit, lorsqu’il se soûlait, bien que cela n’arrivât peut-être qu’une fois par mois. C’est que cet homme-là était le type du débardeur du port. Plus ou moins, ils se ressemblaient tous. Cet homme-là, on ne pouvait pas l’abattre, comme un chien enragé, car on le savait honnête et travailleur, on l’aimait, c’était un bon voisin ou un ami, qui venait le lendemain faire des excuses, en se frappant la tête, pour exprimer ses remords d’avoir fait du tapage la veille, sans toutefois jamais se corriger et recommençant sa sarabande à la première occasion. Eh bien ! ce type de perturbateur tyran changea de nature. Devant le spectre de la machine ennemie qui allait le remplacer et contre laquelle nulle force humaine ne pouvait lutter, il fut saisi d’une mystique de la solidarité. Jusque-là, il se prenait pour un rouage social indispensable et se croyait fort. Il eut la preuve de sa misérable faiblesse. On le rejetait comme un outil
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superflu. Ni l’État ni Dieu ne voulaient se demander ce qu’il allait devenir, avec sa femme et ses enfants. Cependant, si ! Un sauveur pointait à l’horizon de son désespoir : le syndicalisme, la fraternité nationale et internationale de toutes les victimes du machinisme. Mais pour que ce sauveur pût exercer sa force, jouer son rôle, il était absolument obligatoire que lui, le débardeur, ne fût plus le même homme. On exigeait de lui des vertus dont il s’était toujours moqué. On le voulait soucieux de la menace qui allait peser sur tout le reste de ses jours, ainsi que sur l’avenir de sa progéniture. Ne plus boire déraisonnablement, ne plus chercher chicane à son compagnon et aux siens, renoncer à toute la mascarade d’une vie ignominieuse, c’était là la première condition du succès qu’il pouvait attendre d’un combat qui s’annonçait terriblement dur. De ses droits civiques, de ses devoirs sociaux, qu’il avait systématiquement méprisés et dont ses maîtres, exploitant son ignorance, tiraient de gros profits, il devait faire, à l’avenir, ses armes de guerre sociale. Il apprit tout cela de la bouche d’orateurs tels qu’il n’en avait jamais entendu, d’hommes impressionnants que le Comité central de Bucarest, ému de l’importance de l’événement, avait dépêchés à Braïla pour le meeting qu’Avramaki organisa le jeudi de cette même semaine, jour férié dont l’énergique secrétaire du nouveau syndicat profita pour infuser à ses néophytes le sang révolutionnaire. Prévoyant une grande affluence, le cordonnier loua pour la matinée la grande salle du Théâtre Rally qui, malgré sa capacité, craqua sous le poids de la foule serrée dans son parterre, ses loges et son paradis. Il n’y eut aucune convocation par voie d’affiches. Un mot soufflé le mardi soir au comité syndical suffit à mettre en branle, dans tout le port, la nouvelle du meeting et à rendre populaires les noms des deux orateurs syndicalistes délégués par le centre, Cristin le matelassier, de Bucarest, et Gorghi le charpentier, de Ploesti.
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C’étaient deux jeunes et vigoureuses pousses issues du terroir au lendemain de la mort pitoyable du frêle arbre exotique qu’était le Parti socialiste doctoral – desséché faute de fumier indigène. Cristin, longue perche, à peine sorti de l’adolescence, avait un débit facile, émaillé de coq-à-l’âne, mais dont la violence sentimentale soulevait les masses. On le faisait toujours parler le premier, afin de pouvoir, après lui, tempérer l’enthousiasme agressif de l’auditoire et écarter le risque d’un assaut aux barricades dont l’imberbe militant ne manquait jamais de parler, en écumant. Avramaki lui conseilla de modérer prudemment son langage habituel. Gorghi, espèce de tzigane à l’abondante chevelure frisée, tout aussi grand et maigre, différait profondément de l’autre par son naturel dramatique, curieusement imprégné du plus surprenant humour. Originaire de la région pétrolifère, il avait passé son enfance les yeux ouverts sur des hommes qui sortaient des sondes en flammes et brûlaient, torches vivantes, en courant à travers la campagne. Racontant, dans sa propagande, la vie infernale de ces bagnards de l’or noir, il arrachait des larmes à l’assistance, puis, sans transition, mais avec beaucoup d’àpropos, il improvisait une anecdote qui égayait tous les visages. Il ne manqua pas d’en placer une fameuse, à ce meeting de Braïla. Il monta à la tribune après Cristin, dont le discours fut plein d’une nébuleuse démonstration de la lutte des classes et d’une interprétation assez pittoresque du rôle de la machine dans l’avenir de l’humanité. Gorghi étonna les auditeurs par sa connaissance précise de la vie du débardeur braïlois, auquel il ne ménagea pas de sévères reproches pour ses mœurs abominables qui l’avaient rendu tristement fameux dans tout le pays. Le sens de sa harangue fut une charge à fond contre l’inhumain progrès de la technique moderne, dont les capitalistes seuls devaient être les bénéficiaires, au détriment des travailleurs qui en payaient la rançon avec leurs membres amputés, avec leur vie, et allaient grossir l’armée des crève-la-faim.
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– Aussi, dit-il, tout à coup gouailleur, je fus stupéfait de lire ce matin dans votre presse locale, non pas des échos des souffrances qui vous attendent, vous, avec l’apparition des élévateurs, mais les lamentations des scribes à la solde des bourgeois, s’apitoyant sur le sort des armateurs et sur celui des vatafs, les uns et les autres menacés, paraît-il, dans leur existence, par votre subversive intention de défendre votre peau. Toujours estil que ces armateurs et ces vatafs trouvent que leur vie commence à être dure. Cela me rappelle la fable suivante : « Dans une écurie, et à la barbe d’une pauvre rosse, une voiture et un traîneau se plaignaient, comme des commères, de leur triste destinée : “Tout l’été, disait la voiture, je dois rouler par une chaleur qui me dessèche les entrailles. Je n’en peux plus ! – Moi, tu sais bien, surenchérissait le traîneau, je gèle d’un bout à l’autre de l’hiver, ahanant sur des routes impossibles. Ma vie est un enfer ! – Sacrés misérables que vous êtes ! s’écria la rosse. Et moi donc qui vous traîne l’une et l’autre, été comme hiver ? Que dois-je dire de mes pauvres os ?” » » Avez-vous deviné la morale, mes amis ? La voiture, ce sont les armateurs. Le traîneau, les vatafs. Et l’éternelle rosse, c’est vous ! L’imprévu de ce meeting fut, pour toute l’assistance, le chœur composé d’une cinquantaine de jeunes voix qu’Avramaki avait improvisé en moins de trois jours et qu’il fit paraître sur la scène, à l’ébahissement général, à la fin de la réunion. Fillettes et garçonnets, les regards naïvement suspendus aux lèvres du cordonnier, entonnèrent, avec un entrain qui mit tout le monde debout L’Internationale et Frères soldats, ne nous tuez pas ! Dans leur enthousiasme, les débardeurs faillirent démolir la salle. Ils voulaient se précipiter sur la scène pour embrasser les enfants, d’autant que les mamans syndicalistes, confondant cette manifestation avec la fête du couronnement du premier roi de Roumanie, avaient habillé leurs fillettes du splendide costume national aux riches broderies multicolores. Les regardant traverser le centre de la ville, en tête du cortège qui se forma
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tout seul dans la rue, le premier procureur dit au préfet de police : – Allez donc commander aux soldats de tirer sur ces… « internationalistes » qui se parent du costume national et supplient qu’on ne les tue pas ! Cette déclaration fut aussitôt illustrée d’un émouvant incident. Un capitaine d’artillerie aux tempes grisonnantes, et portant un brassard de deuil, quitta brusquement la terrasse du café où il se trouvait en compagnie de camarades, courut au groupe de choristes et, emportant dans ses bras une mignonne fillette âgée de six ans environ, disparut avec elle dans une grande confiserie. Tout le cortège s’arrêta. La mère de la petite fille se détacha du groupe des manifestants et voulut suivre le ravisseur ; mais elle n’osa pas pénétrer dans le beau magasin, d’où l’officier sortit, conduisant par la main l’enfant qui tenait avec difficulté un gros cornet de bonbons. Après l’avoir couverte de baisers, il la remit à sa mère, expliquant à celle-ci son geste par le chagrin qu’il venait d’éprouver de la perte récente de son unique enfant, une fillette du même âge. – Elle ressemble tellement à la mienne, dit le capitaine, retenant péniblement ses larmes, que j’ai cru revoir mon Olgoutsa, le jour où elle vint, parée comme la vôtre, me complimenter pour mes cinquante ans. La femme pleura sur la main du malheureux père. Le public qui regardait pleura aussi.

Une mentalité nouvelle, en rapport avec ce vigoureux mouvement populaire, se créa dans la ville. On ne pouvait pas contester aux travailleurs du port le droit de se défendre contre une innovation technique qui menaçait leur existence. Ces six mille travailleurs, avec leurs familles et leur nombreuse parenté en ville et à la campagne, formaient les trois quarts de la popula– 121 –

tion du département. Ils avaient des enfants dans les écoles et à la caserne. Ils faisaient vivre la plus grosse partie du commerce de la cité, car les riches, par snobisme, s’habillaient, se chaussaient, faisaient tous leurs achats domestiques à Bucarest ou à l’étranger. On citait des familles qui, à l’occasion d’un mariage, commandaient à Paris jusqu’aux torchons de cuisine. Le débardeur, lui, embarquait un dimanche femme et enfants dans la voiture du frère ou du beau-frère, la parait de fleurs et allait passer toute la matinée à faire des emplettes pour tout le monde. Le marchand le saluait de loin d’un grand coup de chapeau, l’appelant par son prénom et le félicitant pour le nouveau-né que sa femme allaitait en pleine rue. Parfois, la concurrence obligeait le négociant à poster sur le chemin de l’acheteur éventuel une armée d’apprentis commerçants, petits rustres qui se déployaient en tirailleurs, saisissaient l’homme par la manche ou même s’emparaient de son bonnet, pour le décider à venir visiter le magasin. Après un gros achat, client et marchand allaient au bistrot « s’honorer » d’un verre de vin, chacun payant son litre. Tout ce monde du commerce populaire – et il n’y en avait presque pas d’autre à Braïla – prit le parti de l’homme qui portait le sac au dos, non seulement par intérêt, mais aussi par sympathie, étant de même souche que lui. On oublia le socialisme, cette « invention de la juiverie internationale qui visait à la maîtrise de l’univers », ainsi que l’appelaient les antisémites. – Les élévateurs, répondait le commerçant, cela aussi c’est une invention de la juiverie internationale qui, elle, ne vient pas, comme le débardeur, visiter mon magasin. Donc, tant pis pour elle ! Devant cette tournure de l’opinion, nettement favorable aux syndicalistes, armateurs et autorités reculèrent. Les machines, prêtes à fonctionner, durent rester encore dans les chantiers de Galatz. On était certain que leur seule apparition dans le port déchaînerait un ouragan de colère justifiée.
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Mais il fallait tout de même, dans huit ou quinze jours, faire venir les élévateurs. C’est pourquoi on chercha à traiter. Avramaki fut convoqué un matin dans le cabinet du préfet départemental, où il se trouva en présence des frères Thüringer et de Carnavalli. Le préfet lui demanda s’il n’y avait pas moyen de s’entendre : – Vous ne me direz pas, fit-il, que vous croyez à la suppression pure et simple de ces machines ! Elles sont là. Elles travailleront, tôt ou tard. – Certes ! répondit le secrétaire du syndicat. Mais si je ne crois pas à leur suppression, je crois à autre chose, et là nous ne nous entendrons pas. Seulement, sur cette question, je pense, monsieur le préfet, que vous serez seul de votre avis, car ces messieurs les armateurs, eux, seront du mien. – Sur quoi donc ? – Sur la suppression des vatafs ! Vous reconnaîtrez, à votre tour, que les vatafs ne peuvent pas prétendre à l’innovation technique. Ce ne sont pas des élévateurs ! Ceux-ci ont de l’avenir, en dépit de tout. Eux, non. Ils représentent une institution surannée, lourde d’injustices à l’égard des travailleurs. Des hommes responsables, délégués par le syndicat, peuvent facilement les remplacer. Si vous y souscrivez, je me charge du reste. – Nous y souscrivons tout de suite ! s’écria Carnavalli. L’homme du gouvernement baissa la tête, rouge de colère : ici. – Vous êtes un peu pressés, messieurs. C’est moi qui traite

« Je le savais bien, pensa Avramaki. Il y a des raisons politiques ! » Le préfet le congédia : – C’est très bien, monsieur le secrétaire. Nous réfléchirons.
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Et quand le cordonnier eut fermé la porte : – Pourquoi ne me laissez-vous pas faire ? dit-il aux armateurs. Pour vous, les vatafs sont une quantité négligeable. Pour nous, ils font la pluie et le beau temps dans la politique du département, car ces ignares-là sont, tous, des hommes fortunés et chacun d’eux possède sa dot électorale. Tandis que les débardeurs… Vous savez que, chez nous, toute la paysannerie, ainsi que le citadin qui n’est pas propriétaire d’un immeuble et n’a pas son certificat d’études primaires, votent par délégation. Il faut donc cinquante paysans ou autant de débardeurs pour donner droit à une voix ! Vous comprenez, maintenant ? Il n’est pas facile de trouver cette voix. – Vous est-il plus commode, demanda Max Thüringer, de renoncer à cette unique voix des cinquante débardeurs, en fusillant tous ceux qui votent par délégation ? Elles sont jolies, votre loi électorale et votre politique ! Mais cela vous regarde. Cependant, nous n’admettons pas de faire les frais du conflit. Il nous faut les élévateurs, qui sont là avec l’autorisation du gouvernement. – Je me fais fort de les mettre à votre disposition, sans toucher aux vatafs. Je toucherai, en revanche, à ce cordonnier improvisé secrétaire, qui n’est pas de notre ville et que j’expédierai dare-dare à son pays d’origine. Après quoi, les débardeurs seront plus sages. Croyez-m’en !

Le soir de ce jour, Adrien accourait chez Avramaki : – Je peux te dire ce qui s’est passé dans le cabinet du préfet, après ton départ : tu seras, incessamment, renvoyé dans ta ville natale ! Que vas-tu faire ? – Rien. C’est parfait. Du reste, je m’y attendais. C’est le premier et le plus doux des moyens que la bourgeoisie possède dans son arsenal répressif contre la classe ouvrière organisée.
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– Mais c’est le fruit de trente années de travail dans cette ville qu’on t’enlève. À Focsani, tu seras aujourd’hui un étranger. Tu l’étais déjà du temps où ton oncle te caressait avec la tringle rouge et le marteau. – C’est la vie du militant révolutionnaire. Il faut savoir souffrir pour ses convictions. – Bon ! dit Adrien, se levant. Je m’en vais. – Reste encore un peu ! – Non ! J’ai une idée. Elle me brûle ! Au revoir, à demain. – Ne fais pas de bêtises, lui lança le cordonnier. Adrien alla s’enfermer dans sa chambre, où il passa la moitié de la nuit à écrire un long article et une lettre. À cette époque vivait un homme de grand caractère, journaliste de belle race, Constantin Mille. Il avait été de la phalange des coryphées socialistes et, après la vilaine trahison de ceux-ci, il se jeta, secondé d’une poignée d’idéalistes, dans un combat purement démocratique. Mille venait justement de créer un grand quotidien, Dimineata, où il prenait vigoureusement la défense de tous les opprimés. L’efficacité de ses campagnes contre le parti libéral, entrelardé de transfuges socialistes, qui gouvernait alors, assurait à cet organe populaire un retentissement de plus en plus profond dans les masses. C’est à la porte de Mille et de sa Dimineata qu’Adrien frappa avec tout l’élan de sa généreuse jeunesse. Dans son article, il racontait, d’une manière alerte et juvénile, la lutte souterraine qui se livrait dans le port et qui allait éclater au grand jour. Prudemment, il mettait les négociants en céréales et les élévateurs hors de cause, s’attaquait violemment aux vatafs et démasquait l’attitude odieuse du gouvernement, qui se solidarisait avec ces derniers contre un peuple de six mille travailleurs et se préparait à chasser de Braïla le secrétaire du jeune syndicat, dont il
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donnait la photographie, accompagnée d’un émouvant récit biographique. Dans la lettre, il disait qui il était et priait le directeur de prendre la défense des ouvriers. Les trois jours qui suivirent, il lui fut impossible de dormir, et le quatrième, au matin, il faillit tomber mort de joie : son article, « Dans le port de Braïla », s’étalait en première page, titre sur trois colonnes, la photo d’Avramaki au milieu du texte et, en bas la signature : « Azog ». Il n’eut pas la force de le lire. Il descendait avec Anna le boulevard Carol, pour aller au marché. Sans souffler mot, il plia le journal et le mit dans sa poche, mais son besoin de s’agiter fut tel qu’il lança le panier en l’air, se mit à gambader, puis, revenant à Anna, il lui serra un bras au point de la faire crier. – Qu’est-ce qui te prend ? Es-tu fou ? – Non ! Mais j’ai une envie folle de me jeter dans le Danube, et je ne puis pas le faire tout de suite. Ils s’arrêtèrent pour se regarder l’un l’autre : – Seigneur Jésus ! s’exclama Anna. Tu n’es pas comme de coutume ! Tu n’as pas le même regard ! – Sûrement, non ! Je vous ai dit que vous me donnez tant de bonheur, qu’un jour je serai capable de tout réussir. Eh bien ! j’ai déjà réussi quelque chose. Et maintenant, si vous étiez une héroïne, vous me permettriez de vous mordre un pied ! – Adrien, tu me fais peur ! Elle fit un saut de côté, regarda autour d’elle et se signa, toute pâle. – Allons, tranquillisez-vous, dit Adrien, plus calme. Je serai sage. Mais croyez-moi, j’avais raison quand je vous disais que toute ma force me vient de vous. Ce que j’ai réussi aujourd’hui, je l’ai fait en pensant à vous et à un homme que j’aime. C’est seulement en pensant à quelqu’un, en aimant quelqu’un que je
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peux faire des choses merveilleuses. Moi, tout seul, je ne vaux rien. Ce sont les autres qui me grandissent. Anna ne comprenait goutte à tout ce qu’il racontait, mais elle était contente de le voir redevenir tel qu’elle le connaissait. Un moment, elle l’avait cru véritablement fou. Adrien ne fit plus attention à elle ni au magnifique marché de ce matin-là, qui lui sembla stupide. Il songeait à Avramaki, auquel la préfecture avait accordé trois jours pour liquider ses affaires et s’en aller. Aujourd’hui à midi c’était l’expiration de ce délai. Il brûlait de savoir ce qui se passait rue Grivitza. Devinerait-on que l’article était de lui ? Certainement ! Ainsi, leur secrétaire chassé de la ville, les syndicalistes sauront qu’un autre camarade, qu’on ne peut pas chasser, veille sur eux avec l’appui d’un grand journal. Car Adrien était maintenant convaincu de l’hospitalité que Dimineata accorderait dorénavant dans ses colonnes aux doléances des travailleurs du port en lutte avec les vatafs. Cette conviction devint certitude, à son retour du marché. M. Max appela Anna à son bureau : – Regarde, dit-il, lui montrant l’article et une lettre émanant du cabinet du directeur de Dimineata. Il y a ici un très important article qui nous concerne, signé Azog. Et voici une lettre que le directeur de journal adresse à notre Adrien. Ne crois-tu pas qu’Azog et Adrien Zograffi sont une seule et même personne ? – Comment ? fit Anna, rouge de plaisir. Tu crois que c’est Adrien qui a écrit ça ? – Sans nul doute ! Et tout est si bien dit que j’ai envie d’aller l’embrasser. Ça se voyait bien que ce garçon n’était pas un simple domestique. Il est même un jeune homme plein de talent ! Mais quand s’est-il exercé au métier de journaliste ? Le voilà, d’un coup, en correspondance avec Constantin Mille, le
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propriétaire de deux grands quotidiens et l’un des hommes les plus influents du pays. C’est merveilleux ! – Ah ! s’écria Anna. C’est pour cela qu’il voulait tout à l’heure, sur le boulevard, se jeter dans le Danube ! Max Thüringer écarquilla les yeux : – Il voulait se jeter dans le Danube ? Mais il n’a rien fait de mal, au contraire ! Pourquoi vouloir se noyer ? Anna fut confuse. – Non ! pas se noyer. C’était de bonheur. – Eh bien ! se jette-t-on à l’eau, quand on est heureux ? Drôle de façon de manifester son bonheur ! Va lui dire que M. Bernard et moi, nous lui serrons les mains et le remercions du service qu’il vient de nous rendre. Et qu’il ne pense plus à se jeter dans le Danube ! Aima courut à la cuisine. Adrien était dans sa chambre. Il changeait de vêtements, pour aller chez Avramaki. Elle lui remit la lettre et, soudain excitée, le saisit dans ses bras et le baisa sur la joue. Lettre et caresse, mais surtout cette dernière, firent perdre toutes ses forces à Adrien. Il s’étendit sur sa couchette et ferma les yeux. Le voyant si passif, elle l’embrassa encore, et mieux, puis se sauva telle une biche, épouvantée de son audace. Adrien comprit, à la manière dont Anna lui apporta la lettre, que ses patrons avaient tout deviné, mais cela le laissa presque indifférent. Même la lettre, qui l’intriguait plus que tout, il oublia un moment de la lire, pour ne penser qu’au terrible sentiment dont les baisers inattendus d’Anna l’avaient écrasé. Cette fois, le contact de son corps et surtout celui, tout nouveau, de sa bouche, ne lui communiquaient plus le bonheur idéal de toujours, mais le brusque besoin de renverser Anna sur le lit et de faire d’elle ce qu’il avait fait de Julie.

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« Et après ? se demandait-il. Après, j’aurai deux Julie, mais plus de joie céleste ! » L’idée qu’Anna même n’était au fond qu’une Julie le jeta dans le désespoir. Que deviendrait-il le jour où le spectacle de cette beauté harmonieuse ne lui donnerait plus, comme la jolie Hongroise, que des envies charnelles ? Ce jour-là, non seulement il ne serait plus capable d’écrire de beaux articles, ou encore de s’essayer au récit littéraire, comme il se le proposait, mais il n’aurait plus même le goût de balayer les bureaux. Il devrait s’en aller, reprendre son vagabondage sans but ni résultats. Quel danger ! Que faire ?

Adrien ouvrit la lettre. Un instant, il crut ne pas pouvoir la déchiffrer, tant l’écriture était minuscule et déformée. Des puces écrasées sur deux pages. Constantin Mille commençait ainsi sa lettre : Jeune Adrien Zograffi, Comme vous voyez, nous publions, en première page de Dimineata d’aujourd’hui, votre article « Dans le port de Braïla », sans presque toucher à sa forme. Si, comme je pense, c’est là votre tout premier début, il est brillant. Je vous en félicite. Écrivez-moi pour me dire si vous avez quelque projet en tête, une campagne à mener dans cette affaire des vatafs, ou autre chose concernant la vie des travailleurs des ports, que vous semblez si bien connaître.

Le directeur de Dimineata le priait de se mettre en rapport avec son représentant local, auquel des instructions appropriées venaient d’être transmises. Adrien pouvait utiliser le télégraphe pour toute question urgente. Enfin, Mille l’assurait d’une rétribution pour chaque article et lui demandait s’il ne serait pas
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susceptible de devenir, après un temps d’apprentissage, son correspondant attitré à Braïla. « Correspondant, non, pensa Adrien, allant prestement rue Grivitza ; on doit tremper, malgré soi, dans bien des saloperies démocratiques. Mais une série d’articles, oui, je vois cela. Ça ne touche pas à mon indépendance. » Le titre général de cette série d’articles se grava de luimême sous ses yeux : Les sangsues de nos ports. Ça sonnait bien. Puis, quelques sous-titres : Qui sont les « vatafs » ; Esclavage moderne ; Le mystère du boisseau à deux capacités (dont l’une appauvrit l’armateur, et l’autre enrichit son « fidèle chef de dépôt ») ; Le « patriotisme » de nos gouvernants ; L’homme du port devant l’élévateur ; Devoirs démocratiques. Adrien voyait avec précision la matière pour une douzaine d’articles. Il brûlait déjà d’écrire le premier, qui serait une sorte d’introduction. Il fallait familiariser le lecteur avec quelques généralités ignorées du grand public, afin de s’épargner plus tard des explications oiseuses. « Et, cette fois, je signerai de mon nom entier, se dit-il. Azog, ça sent le Juif, et je ne tiens pas à ce qu’un autre reçoive la raclée, si jamais ma campagne doit en attirer une. » Au moment de s’engager rue de la Quarantaine, Adrien rencontra Jean Rizou, l’anarchiste, dont la mine l’effraya. Le pauvre diable était visiblement tuberculeux. Adrien n’osa même pas le questionner sur son état de santé. Rizou le félicita pour son article : – Tu montres là un beau talent. Et tu entres de plain-pied dans le combat social, tu commences tout de suite à prouver que tu es une force. Tandis que moi, je ne fiche rien. Si fait ! je me meurs de phtisie galopante. Mais je n’irai pas jusqu’au bout de cette infecte maladie. Je finirai en route. Et avant d’en finir, je

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montrerai moi aussi mes canines à ces messieurs qui se moquent de l’homme sans défense. Ils firent un bout de chemin ensemble, Adrien profita d’un instant favorable pour lui glisser deux louis dans la poche du veston, puis le quitta, lui promettant d’aller un jour le voir chez lui. Quand il entra dans la boutique du cordonnier, plusieurs camarades demandaient justement au secrétaire du syndicat qui était « cet Azog ». – Voilà Azog ! s’écria Avramaki, écrasant la main d’Adrien. Bravo, mon vieux ! Tu en as bouché un coin à tout le monde, et à moi le premier ! Le représentant de Dimineata était ici, il y a une minute, pour nous dire qu’à neuf heures on ne trouvait plus une feuille dans toute la ville, et qu’il a redemandé télégraphiquement cinq cents exemplaires. C’est un succès sans précédent pour ce journal. Encore quelques articles du même type, et il deviendra le pain quotidien du débardeur roumain. Mais ne te fais pas d’illusions, quant aux résultats. C’est toujours à un organe bourgeois que tu amènes des lecteurs, ce qui crée une confusion dans les esprits. Et si un jour la fantaisie te prend de vouloir faire le Don Quichotte dans les mêmes colonnes de Dimineata, tu verras de quelle façon le « camarade » Mille te bottera le derrière. – Comme si les camarades authentiques ne te le bottaient jamais ! Là, au moins, c’est une botte bourgeoise. Le coup ne porte pas sur le cœur. Mais dis-moi plutôt, où en es-tu avec ton départ forcé ? – Ah ! tu ne sais pas ? Eh bien ! ne pouvant pas régler toutes mes affaires dans les trois jours qu’on m’avait donnés, j’ai fait hier une demande de prorogation et ce matin, à la première heure, on est venu m’apporter un nouveau délai de trois jours. – Puis on renverra ça aux calendes grecques, dit Adrien.
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– Je ne te garantis pas cela, mais ce qu’il y a de certain et qui me réjouit beaucoup, c’est que maintenant je ne partirai pas sans avoir tiré quelques derniers canards dans mes marécages. Ce sera donc pour la fin de cette semaine, dimanche, à la pointe du jour. Si tu tiens encore à m’accompagner, viens coucher ici samedi soir. À deux heures du matin, nous serons dans notre canot. De retour, bien avant midi, je te présenterai au peuple syndicaliste : « Voici votre Azog ! » Et je lui ferai mes adieux. Adrien accepta et partit. Le besoin de pondre ses articles, le plus vite possible, le força de négliger, deux jours de suite, son travail domestique. Loin de le gronder, Anna vint dix fois par jour, dans sa chambre, lui faire de douces cajoleries. Elle se parait de toutes les fanfreluches qu’elle savait être dans le goût d’Adrien, de ses corsages les plus vaporeux, et surtout elle ne manqua pas de s’attarder près de lui le matin, au sortir du lit, quand l’odeur de son corps et la vue à demi dissimulée de ses nudités tournaient la tête de son adorateur. C’est qu’elle-même avait la tête tournée, depuis qu’Adrien s’était révélé journaliste de talent. Il écrivit deux jours et deux nuits, ne prenant que peu de nourriture et ne se reposant qu’une heure sur dix. Il avalait, en revanche, de grosses tasses de café noir et fumait comme un Turc. Il resta presque passif aux caresses d’Anna, décidé à la garder « sublime ». Et elle, tendrement honnête, ne dépassa pas les limites les plus avancées de l’étourderie féminine, malgré ses secrets désirs. Mais sa vertu ne tenait plus maintenant qu’à un cheveu, qu’Adrien pouvait rompre à tout moment. Adrien termina ses articles le samedi dans la soirée, les porta à la poste et alla chez Avramaki, où il ressentit une fatigue telle qu’il dîna et s’endormit aussitôt, avant le coucher du soleil. C’était dans les derniers jours de septembre, en pleine cueillette du maïs. Les premières centaines de chars, transpor– 132 –

tant ces grains de l’intérieur du pays, arrivaient au marché de Braïla et étaient enlevées comme des petits pains. Par les exportateurs, malgré l’impossibilité de les entreposer. On les déchargeait sur le pavé du port, tout le long des quais, couvrant les monticules avec de grosses bâches. Le cordonnier chasseur et son compagnon le domestique journaliste défilèrent, à la pointe du jour, devant ces innombrables tas de maïs, sur lesquels on voyait, çà et là, dormir un veilleur de nuit. Au moment de monter dans le canot, leur vue fut frappée par une masse informe de ferrailles géantes qui se profilait sur l’horizon gris-noir, tout en amont du fleuve. La demi-obscurité et la forêt de mâts et de cheminées de navires rendaient l’œil impuissant à définir la nature de ces appareils monumentaux, mais les deux amis en eurent le soupçon : – Crois-tu, dit Avramaki, que ce soit, enfin, les élévateurs flottants ? En ce cas, on les a fait venir en douce tard dans la nuit, car personne ne m’en a parlé hier soir. Nul n’a eu vent de leur arrivée possible, autrement, à l’heure qu’il est, les quais seraient bondés de monde. Allons toujours sur le Danube. De là on pourra regarder de face. Et nous verrons alors si notre chasse tient encore debout ou s’il faudra rebrousser chemin et courir… aux armes ! Le port était désert. De loin en loin, une sentinelle, baïonnette au canon, faisait les cent pas, somnolant tout en marchant. Sur quelque chaland, une pompe à bras vidait l’eau des cales au rythme de son harmonieux cliquetis. Partout, les feux rouges et blancs des cargos. Leur traînée lumineuse vrillait la surface lisse du fleuve, se perdant à l’infini. Adrien et Avramaki foncèrent avec leur canot en amont, puis prirent du large afin de se donner un certain recul. Quand ils furent à quelque deux cents mètres du but, l’aube limpide leur permit de se convaincre de la pénible réalité. C’était, bel et bien, les trois élévateurs qu’on attendait. On pouvait même distinguer leur allure, différente de celle des machines sur rails qui
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fonctionnaient dans les docks. Ils étaient plus grands, avec de doubles tours en forme de parallélépipèdes et de larges passerelles. D’aspect hideux. Vraies machines de malheur. – N’avançons plus, dit le cordonnier à Adrien qui tenait les rames. Allons nous préparer à la guerre. Mais Adrien ramait toujours. Il avait aperçu une barque sans rameur ni rames qui glissait au fil de l’eau, venant du côté des élévateurs. Il voulait lui barrer le chemin et voir si elle était vraiment inoccupée. – Attrape-la au passage, chuchota Adrien à son compagnon, je l’aborderai de flanc. Tu vois ? On dirait qu’il n’y a personne dedans. Qu’est-ce que ça peut être ? Un instant après, les deux barques se heurtaient légèrement, se joignaient l’une à l’autre et suivaient le courant. Du fond du canot qu’on croyait vide, un homme allongé leva la tête et dit, d’une voix cassée : – Malheur à vous ! À moins que vous ne soyez de la police. – Jean Rizou ! s’écria Adrien. Que fais-tu là ? – O-o-oh ! gémit douloureusement l’anarchiste. C’est toi, Adrien ? Quel sinistre hasard t’amène ici ? Filez, mes pauvres amis, abandonnez-moi, éloignez-vous de ma barque ! Une cordelette y est fixée, qui se dévide de sa pelote et va dans un instant provoquer une explosion sur l’un des trois élévateurs ! Moi, j’irai dans le Danube, mais vous, vous serez pris, vous paierez à ma place ! – Non, Jean ! hurla Adrien. Tu ne feras pas ça ! Ce n’est pas nous seulement qui paierons, mais tout le mouvement ouvrier ! Où est la cordelette ? Coupe-la vite ! Au même moment, une forte détonation ébranla l’air.

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– Vive l’anarchie ! cria Jean Rizou, et aussitôt il disparut dans l’eau. – Qui est cet homme ? demanda Avramaki, prenant sa tête à deux mains. Les lumières tremblotantes des vaisseaux naissaient et mouraient dans l’onde, avec le glissement libre de l’embarcation, pendant que l’écharpe du fleuve et le sommet des saules blanchissaient de minute en minute. Dans le silence universel, la trompette du piquet des gardes frontières sonna l’alarme. Peu après, un moteur se mit à vrombir et une chaloupe galopa à pleins gaz dans la direction de nos héros, seuls visibles sur la nudité du Danube. Ils furent rattrapés et leur barque accrochée à la chaloupe qu’occupaient un sergent et deux soldats. Il faisait jour. Adrien et Avramaki semblaient pétrifiés. Le sergent sauta dans leur canot, qu’il fouilla du regard. – Qui êtes-vous ? demanda-t-il. – Des chasseurs, comme vous pouvez voir, répondit Avramaki montrant son fusil à deux canons et tout l’attirail. – Et cette barque vide, qu’est-ce ? – Là, vous trouverez ce que vous cherchez, dit Adrien, mais l’homme qui était dedans s’est noyé. Il s’est jeté à l’eau, au moment de l’explosion, qu’il nous a déclaré avoir provoquée. C’était un anarchiste, que je connaissais. Le sergent parut satisfait : – Bon. Vous raconterez tout cela à la « capitainerie » du port.

Une demi-heure plus tard, deux escadrons du onzième régiment de cavalerie occupaient tous les chemins qui conduisaient aux élévateurs. Celui que Rizou venait de dynamiter
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n’avait que peu souffert, le pont seul était légèrement endommagé. Une population innocente, alarmée par la nouvelle de l’attentat, en subit davantage les conséquences. Elle envahit le port, où des policiers stupides et affolés la cravachèrent impitoyablement. Or, comme c’était dimanche, les gens se promenaient paisiblement. Des familles au complet, avec grandsmères, beaux-parents et mioches, allaient de bon matin voir « les élévateurs qu’un anarchiste avait noyés ». Naturellement, on disait cela avec beaucoup de sympathie pour l’homme et pour son geste, d’autant que Jean Rizou avait payé cet acte de vengeance de sa vie. Et beaucoup furent déçus lorsqu’ils apprirent que la « bombe » n’avait fait qu’un trou… « dans l’eau » ! – Ça ne valait pas la peine de sortir l’armée pour si peu de chose ! s’esclaffait-on. Cela valait pourtant la peine. Certes il y avait le flâneur qu’une simple curiosité menait au port, mais il y avait aussi le débardeur auquel l’arrivée des machines avait rempli le cœur d’une terrible haine. Et cet homme ne plaisantait pas. Si un millier de ses pareils ne portaient plus de couteau, presque tous les autres le portaient encore, quoique domptés par la morale socialiste. Et plus un seul, maintenant, qui ne fût solidaire avec le sort de tous. Les esprits s’envenimaient également à cause de l’arrestation d’Avramaki et d’Adrien dont on ne savait rien de précis. On les disait « horriblement battus », « enchaînés » et sur le point d’être transportés à Bucarest. Ils passaient pour les « complices » de l’anarchiste. On avait trouvé sur eux des « armes ». Pour comble de bêtise, la police avait assiégé le local du syndicat, où des fouilles sauvages ne laissèrent rien subsister des registres et de la caisse ; une partie fut détruite sur place, l’autre emportée sans aucune formalité. Ainsi la grève générale du port se déclara d’elle-même, et de la façon la plus inattendue. Restés sans guides, les milliers de travailleurs allèrent se jeter poids et volume sur toute l’étendue
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du port, où ils s’allongèrent au soleil et y demeurèrent. La nuit venue, la masse de corps humains ne broncha pas. Bien plus, les femmes rejoignirent leurs maris, venant leur apporter de la nourriture, un vêtement chaud pour la nuit, du tabac. Elles ne les quittaient que le temps d’aller soigner les enfants à la maison. Et si les hommes firent preuve d’un calme parfait, tout au moins au début, leurs épouses s’avérèrent aussitôt d’une agressivité peu ordinaire. Elles allaient et venaient en groupe compact, et malheur au policier qui se trouvait sur leur chemin. Il était rudement « sonné ». Cette occupation du port par une multitude paisible ne plut guère aux autorités. Les deux premiers jours, le préfet se montra tolérant, ne pensant pas que cette plaisanterie allait durer, puis, sous l’assaut des armateurs qui rugissaient comme des fauves, et voyant que les débardeurs commençaient à s’installer tout de bon, avec couvertures, oreillers et marmites, il vint assister en personne à la formation des équipes traîtresses, que les vatafs se faisaient fort de monter. On fit appel à tous ceux qui voulaient travailler et on fut étonné du nombre des hommes qui vinrent s’inscrire. Mais dès que les « postes » amorcèrent le travail, brusquement, des coups de sifflet retentirent de toutes parts, et on vit des ouvriers en précipiter d’autres dans le Danube, les vatafs en tête, puis les sacs de blé par-dessus ces baigneurs forcés. Aucune arrestation ne put être faite, les auteurs du coup ayant instantanément disparu dans la foule. On en était là, le mercredi avant midi, quand un événement imprévu vint renforcer le courage des grévistes et démolir celui des autorités. Les murs de la ville furent couverts d’affiches, portant le texte suivant, en gros caractères : TRAVAILLEURS DES VILLES DANUBIENNES ! LISEZ, DANS LE JOURNAL DIMINEATA, À PARTIR

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DE DEMAIN JEUDI 2 OCTOBRE, LES SANGSUES DE NOS PORTS, PAR ADRIEN ZOGRAFFI, ANCIEN DÉBARDEUR DANS LE PORT DE BRAÏLA, QUI DÉCRIT LA DURE EXISTENCE DES ESCLAVES DU SAC ET DÉVOILE LA CRUAUTÉ DE LEURS EXPLOITEURS.

Suivait l’énumération de quelques sous-titres de la série d’articles. Et dans Dimineata du même jour, un éditorial fulminant, signé par Constantin Mille, sommait le gouvernement de mettre immédiatement en liberté les deux détenus, dont l’un était le secrétaire de l’organisation syndicale et l’autre « le correspondant même du journal ». La tentative des « stupides autorités locales » de mêler ces hommes à l’affaire d’un attentat dont on connaissait l’auteur était une « provocation policière de la plus basse espèce ». Elle pouvait aboutir à des « conflits sanglants » qu’il fallait éviter à tout prix. Les travailleurs ne demandent que la suppression des vatafs, « leurs sangsues ». Si la politique ne s’évertuait pas à soutenir « ces manants du suffrage censitaire », ouvriers et armateurs se mettraient d’accord sans aucune difficulté. Que les autorités veuillent donc observer la loi. Chaque heure de grève, dans les conditions actuelles, ruine l’économie nationale. Journal et affiches inondèrent la place du port. La fourmilière humaine les dévorait. Les premiers effets de cette vigoureuse campagne, qui s’annonçait riche de révélations désagréables, ne se firent pas attendre. On leva le siège du syndicat dans la soirée même, et on libéra Adrien, tandis qu’Avramaki était, pendant la nuit, expédié dans son pays d’origine. Le len– 138 –

demain, Dimineata fut arrachée des mains des vendeurs. Et un grand meeting s’organisa tout seul, au siège du syndicat. Adrien y parut, le visage tuméfié, et raconta, aux hurlements de l’assistance, comment Avramaki et lui furent battus avec un nerf de bœuf, dans les caves de la police, durant les trois jours de leur détention. Le cordonnier ne pouvait plus se tenir debout, ses jambes n’étaient qu’une hideuse plaie. Il avait dû être transporté. Durant ces trois jours, on ne leur avait donné, pour toute nourriture, et à deux reprises, qu’un morceau de pain sec et une cruche d’eau. Jour et nuit leurs bourreaux venaient, toutes les deux ou trois heures, les maltraiter et leur demander, en les menaçant de mort, d’avouer qu’ils étaient les complices de l’anarchiste noyé. – Nous n’espérions plus sortir vivants des mains de ces brutes à figure humaine ! conclut Adrien. De nombreuses voix crièrent qu’il fallait « aller mettre le feu à la préfecture de police ». Adrien les exhorta au calme : – Vous avez vu, dit-il, à qui servent les violences. Ce pauvre anarchiste a donné sa vie pour ne récolter qu’une satisfaction mesquine, une détonation, mais il nous a livrés, nous, à une répression qui, sans son acte insensé, eût été évitée. Il recommanda l’intensification de l’organisation et annonça, pour le dimanche suivant, l’arrivée des deux chefs syndicalistes Gorghi et Cristin. Plusieurs ouvriers prirent la parole pour en appeler à la solidarité. Quoique débutants, ils firent preuve de dons oratoires remarquables, exposant clairement leurs droits et leurs devoirs. Adrien en fut surpris. La tribune ne les intimidait pas. Cependant, comparés à lui, c’étaient des ignorants. Sur une proposition du père Stéphane, l’assemblée demanda à Adrien d’accepter le secrétariat de l’organisation. Il rechigna :
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– D’abord, je m’en tirerais mal, et puis je n’aimerais pas être votre salarié. Toutefois, je passerai tous les soirs une ou deux heures à m’occuper des affaires du syndicat, ainsi que le faisait Avramaki.

La première semaine de grève se termina par un désespoir général. La maison Thüringer, à elle seule, avait six cargos qui stationnaient dans le port, attendant qu’on les remplît de blé. Quant à Carnavalli, outre le malheur de ne pouvoir charger ses navires, il venait d’en éprouver un autre, tout aussi imprévu : un télégramme lui faisait savoir que la cargaison de froment de deux bateaux arrivés à destination s’était moisie en route et n’avait pas été acceptée : le client la refusait. Du côté des travailleurs, le besoin de secourir la plupart des familles restées sans ressources obligea le comité de grève d’entamer les fonds déposés à la caisse d’épargne. Mais chacun savait qu’on ne pouvait pas aller bien loin avec ces fonds. Telle était la situation quand, le lundi suivant, les autorités, pour donner satisfaction aux exportateurs, firent mettre en marche les trois élévateurs, chaque machine travaillant sous la garde d’une compagnie de soldats. Maigre satisfaction et pitoyable résultat, pour les risques que cette audace comportait. Un élévateur chargeait quatre-vingts tonnes à l’heure. C’était la trentième partie du rendement manuel du port. Au moment où la situation montrait clairement que la totalité même du rendement des machines était dix fois insuffisante, le travail des trois élévateurs ronronnant au milieu d’une soixantaine de navires aux abois faisait la même impression pénible qu’un homme voulant remplir un tonneau à l’aide d’une cuillère. Les débardeurs s’esclaffèrent avec raison devant cette piètre tentative de les réduire à la merci de leurs adversaires. Or, précisément, les autorités avaient escompté la démoralisation, puis la discorde et la défaite des syndicalistes.

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– Vous verrez quelle débandade dans leurs rangs après un seul jour de travail mécanique ! arguait le préfet, chez les Thüringer, la veille de cette ridicule démonstration. Il crânait parce que le dimanche précédent il avait réussi à empêcher le meeting projeté en ville, en interdisant aux ouvriers la location de toute grande salle et en refoulant, à leur arrivée en gare de Braïla, les deux propagandistes Gorghi et Cristin. Adrien put, néanmoins, prendre contact avec ces deux hommes, qui lui firent savoir qu’une aide morale et matérielle aux grévistes était incessamment attendue de la part de l’Internationale du travail d’Amsterdam. Afin d’éviter une désillusion éventuelle, Adrien garda pour lui cette magnifique nouvelle. Mais le jeudi soir, quatrième jour de travail des élévateurs, une dépêche de Bucarest lui apportait la confirmation de l’aide attendue, ainsi que le texte du salut de l’Internationale aux grévistes de Braïla. Il voulut faire imprimer des affiches. Tous les imprimeurs de la ville lui répondirent que la police leur défendait l’exécution d’un travail de cette sorte pour les syndicalistes. Il partit sur-le-champ pour Ploesti, d’où il rentra le lendemain matin portant sur l’épaule un gros rouleau d’affiches. À midi, celles-ci étaient placardées. On pouvait y lire, à la fin d’une ardente exaltation de la solidarité ouvrière, le texte de cette dépêche d’Amsterdam : AU NOM DES OUVRIERS DÉBARDEURS DU MONDE ENTIER « L’Internationale du travail envoie son salut fraternel aux camarades débardeurs de Braïla, en lutte avec le monstre capitaliste, et les assure de tout son concours moral et matériel. Elle a pris ses dispositions pour que tout navire chargé pendant la grève soit boycotté à son arrivée à destination. Vive les débardeurs de Braïla ! Vive le socialisme ! »

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Et pour enlever aux adversaires le goût de prétendre que ce télégramme était une fiction, Adrien terminait par cette déclaration : « L’Internationale du travail accompagne sa dépêche d’un premier subside de trente mille francs, qui sont entre les mains de notre Comité central de Bucarest. » Dans l’après-midi de la même journée, une manifestation comme on n’en avait pas encore vu à Braïla parcourut silencieusement les rues principales de la ville. La police tenta de lui barrer le passage du quartier central, mais elle fut refoulée par un flot humain de dix mille âmes environ, en tête duquel on pouvait voir un grand vieillard portant dans ses bras une lithographie, encadrée de drap rouge, représentant le populaire prince Couza, dont le légendaire esprit de justice avait immortalisé le nom et l’image. Le soir, bon nombre de débardeurs se soûlèrent de joie. Ils avaient maintenant la conviction que leur victoire était certaine, car une puissance invincible les protégeait de loin. Dans un cabaret, où le père Stéphane fut traîné de force, quelques manœuvres demandèrent à l’ancien limonadier de leur expliquer ce qu’était cette « Internationale » qui avait tant d’argent qu’elle pouvait en envoyer à tous les grévistes du monde. Les réponses, peu claires, du vieux, ne les satisfirent point, et l’un d’eux conclut : – Ça doit être comme un État, cette « Internationale ». Elle frappe sa propre monnaie ! Pour sûr ! – Et « boycotter » ? lui demanda un débardeur. Qu’est-ce que c’est que ça : « boycotter » ? – C’est empêcher un navire d’entrer dans le port, dit le père Stéphane, à tout hasard. – Non ! Moi je crois que c’est le confisquer tout à fait et le vendre au profit des grévistes !

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À ces superstitions concernant la puissante et mystérieuse Internationale, vint s’en ajouter une autre, concernant les lois atmosphériques. Le dernier jour de cette seconde semaine de grève, un orage s’abattit sur le port. Il fut vraiment désastreux pour les armateurs et providentiel pour les grévistes. Il se forma en moins de temps qu’il n’en fallut aux hommes pour s’apercevoir que le soleil avait disparu du firmament. Averse et vent violent surprirent les élévateurs en plein travail, et furent tels que les matelots n’arrivaient que péniblement à fermer les trous béants des cales. Les planches et les bâches leur étaient arrachées des mains, pendant que les trombes d’eau inondaient les grains déposés dans le ventre des navires. Les trois élévateurs furent endommagés. La plupart des entrepôts de blé virent leurs tuiles et même des toits entiers voler comme des brindilles. Quant aux marchandises versées à même le sol, ce ne fut qu’une vaste mare où trempaient pêle-mêle des centaines de tonnes de maïs, haricots, pois, orge, avoine, seigle, millet, froment. Ce jour-là, les syndicalistes allèrent en masse porter de gros cierges au Seigneur et le remercier pour son aide, encore plus efficace que celle de l’Internationale. Car c’était là un désastre qui faisait déborder la coupe de malheurs dont étaient abreuvés, depuis quinze jours, tous les exportateurs de Braïla. Ses conséquences n’allaient pas tarder à se faire sentir parmi eux. Le lundi suivant, troisième lundi de grève, le port avait l’aspect d’une ville dévastée et abandonnée. Une centaine de pauvres clochards, qu’on avait recrutés en toute hâte, déambulaient impuissants à travers une épaisse pâte de céréales couvrant une étendue de quelques hectares. Il eût fallu mobiliser immédiatement des milliers de bras capables de se retrouver au milieu de cette masse de grains abîmés dont la récupération devenait maintenant une très grosse question.

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À l’insu et par-dessus la tête des autorités, qui s’étaient arrogé le droit de mener les pourparlers, les frères Thüringer, Carnavalli et bon nombre d’autres armateurs rompirent la consigne et demandèrent à l’organisation syndicale de prendre en main la formation et la direction des équipes de travail. C’était l’écartement pur et simple d’une partie des vatafs. Le comité de grève demanda s’il fallait accepter cette demivictoire ou la repousser. Adrien plaida pour le compromis. Cette rude défaite des autorités obligerait celles-ci à tirer leur épingle du jeu. Alors la lutte serait plus facile. Avec un syndicat reconnu par les armateurs et une bonne moitié des vatafs évincés, on aurait raison de l’autre moitié à la première occasion. Du reste, il était fort possible qu’ils fussent écartés sans combat, car les maisons d’exportation ne manqueraient pas de s’apercevoir rapidement des avantages qu’elles auraient à s’entendre avec les délégués des syndicalistes. On signa les contrats dans l’après-midi même. Et le lendemain, le port reprenait sa fébrile activité, au chant de L’Internationale. Mais cela allait bien mal. Un coup dur venait d’être porté au commerce des céréales. L’immobilisation totale, pendant quinze jours, du premier port d’exportation du pays, au moment même où des dizaines de milliers de wagons de grains se dirigeaient vers lui, par voie d’eau et par chemin de fer, avait causé des pertes irréparables. La marchandise vendue et livrée par le producteur, ne pouvant trouver son écoulement naturel, dut être jetée là où les événements l’avaient immobilisée. Petits ports danubiens et gares minuscules se voyaient encombrer de gros stocks de céréales, chargées dans des sacs ou versées sur des bâches. On les couvrait sommairement avec quelques nattes et on les abandonnait, exposées aux vols et aux intempéries.

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Ainsi il y eut toute une récolte endommagée par les pluies. Or, dans les longs transports maritimes, les grains ne supportent pas plus de dix-huit à vingt pour cent d’humidité. Ce chiffre dépassé, ils fermentent, moisissent, ou, pour employer le terme consacré, s’échauffent, augmentant parfois de volume au point que le navire risque de voir ses tôles se disloquer en pleine mer. Pour remédier, en partie, à ce grand mal, il fallait procéder au desséchage de toute cette quantité de céréales, opération qui se fait à la pelle et au soleil, et qui dure des semaines. Au milieu d’octobre cela devient impossible. On l’avait tenté, forcément sous un ciel de plomb, mais les brumes fréquentes rendirent les résultats peu appréciables. De là, réduction des affaires, défection des engagements, procès, faillites. En novembre, alors que d’habitude, l’exportation bat son plein, le port somnolait dans la tristesse. Et le 6 décembre, jour où les compagnies d’assurances cessent de garantir la navigation fluviale, les derniers navires chargés prirent le chemin de la mer Noire, fuyant le risque du gel. Le port prit alors sa physionomie hivernale, avant d’avoir pu vomir les milliers de tonnes de céréales que l’humidité anéantissait dans les entrepôts et sur les quais. Le fier gentilhomme italien Luigi Carnavalli, après avoir gaiement distribué le « mois double » de gratification annuelle à son nombreux personnel, se tua le 31 décembre de cette annéelà. Une jolie servante au museau emmitouflé vint, les yeux remplis de larmes, annoncer aux Thüringer l’affreuse nouvelle, cinq minutes après le suicide de son généreux maître, dont la somptueuse habitation n’était qu’à deux cents pas de celle des exportateurs allemands. Les frères Thüringer n’en furent que légèrement émus. Renversés dans de vastes fauteuils, de gros cigares à la bouche, la nouvelle n’augmenta que très peu la pâleur de leurs fronts glacés depuis des semaines par la perspective d’un sort pareil à

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celui de l’armateur qui venait de résoudre toutes ses difficultés, en se logeant une balle dans la tempe. – Personne n’aurait soupçonné cela ! gémit la servante. Ce matin il nous remettait à chacun le pourboire habituel de Nouvel An, un mois de salaire, il nous disait des blagues, et voilà ce qu’il « couvait » dans sa tête pour cet après-midi ! – Ah ! fit M. Max. Il vous a donné à tous le pourboire de fin d’année ? C’est déjà bien ! La domestique partit, outrée : – As-tu vu comment ils ont reçu ça ? dit-elle à Adrien, qui l’accompagna sur les lieux du drame. Cependant, M. Luigi était leur meilleur ami. Dieu, qu’ils ont le cœur froid, ces riches ! – Ils ne l’ont pas tellement froid, répondit Adrien, mais c’est que les Thüringer sont dans le même pétrin. – Tu crois ? Alors, tes syndicalistes méritent le gibet, car c’est d’eux que nous viennent tous les malheurs ! Adrien n’était pas d’humeur à discuter avec la jeune femme l’affaire des syndicalistes. Il pensait tristement à l’homme de cœur qui venait de se brûler la cervelle et qu’il avait estimé. Tandis qu’il marchait enfoncé jusqu’aux genoux dans la neige, le visage fin, intelligent, du malheureux armateur lui apparaissait sous tous les aspects qu’il lui avait connus. Maintenant il allait le voir figé dans la mort. Le Parquet n’était pas encore là. Des domestiques du voisinage stationnaient devant la maison, n’osant entrer. Un valet qui faisait le planton sur le seuil du vestibule, voyant Adrien, se mit à sangloter et le conduisit dans la chambre du suicidé. Carnavalli s’était tué dans son lit. Sa tête, couchée sur la droite et penchée hors du lit, ne laissait pas voir la blessure. Le bras qui avait fait partir la balle pendait au-dessus du tapis, où le revolver gisait dans une mare de sang. La figure du mort était toute
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blanche et paisible. Nulle trace de convulsions. Sur la table de nuit, trois lettres. Adrien n’y jeta qu’un coup d’œil et se retourna vivement. Il examina la chambre à coucher, traversa quelques autres pièces et s’enfuit avec la vision d’un intérieur bourré de meubles luxueux, de glaces de Venise, de tableaux et de tapis qu’il ne pouvait évaluer. « S’est-il tué parce qu’il ne pouvait vivre qu’entouré de tout ce faste ? » se demandait Adrien. Car le valet lui avait dit que son maître aurait dû bientôt se séparer de cette princière demeure et de tout ce qu’elle contenait. « Eh bien ! ne peut-on concevoir une belle existence qu’en liant ses jours à de beaux meubles et à de nombreux murs ? Un magnifique animal humain, tel que Carnavalli, riche de santé et d’esprit, conditionnait-il donc son être à la possession de valeurs si mesquines ? » Adrien était incapable d’imaginer comment de telles aberrations pouvaient ne fût-ce qu’effleurer un cerveau sain, un cœur joyeux. Toutefois, il n’eut pas de mépris pour le suicidé. « Sûrement, je ne sais que peu de chose des mystères de la vie, se dit-il. Il doit y avoir des hommes pour lesquels la fierté vaut plus que toutes les valeurs de l’existence. C’est bien triste. » Il se souvint de l’accusation que la servante de Carnavalli avait adressée aux syndicalistes d’être les responsables de la ruine de quelques armateurs. Il y avait du vrai là-dedans, et il se sentit visé, le premier. Un sentiment d’angoisse lui serra le cœur à l’idée que le sort de l’Italien pourrait être réservé aussi aux Thüringer. Machinalement, Adrien prit la direction du port, luttant péniblement contre une neige qui tombait sans arrêt depuis deux jours. Il n’avait rien à faire à la maison, où le visage soucieux d’Anna le poursuivait avec une expression de tristesse presque intolérable. Du reste, toute la maison semblait être
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plongée dans une sorte de deuil, et Anna ne lui disait plus tout ce qui se passait. Il savait, néanmoins, que les Thüringer avaient dû solder tous les stocks avariés à des prix désastreux, et que maintenant de faibles espoirs étaient mis dans les dernières cargaisons parties au début du mois. Cette incertitude économique de la vie bourgeoise la plus enviée posa à Adrien de gros problèmes de conscience. La fragilité des assises de toute existence humaine lui apparut comme une vérité élémentaire. Pourquoi donc les hommes se partageaient-ils en riches et en pauvres et se livraient-ils une guerre mortelle, au lieu de s’armer, tous, contre l’ennemi commun : le dénuement, la misère ? Ce n’était pas par la solidarité de classe qu’on parviendrait à combattre efficacement ce fléau social, mais par une solidarité universelle. Car une classe victorieuse créera toujours des injustices et jettera dans la détresse d’autres couches sociales, et ce n’est pas là le suprême but moral de l’humanité. Au fait, Adrien ne voyait pas trop où était cette fameuse solidarité de classe que le socialisme attribuait aux riches et donnait en exemple aux déshérités. Elle n’était qu’apparente, éphémère, platonique. En réalité, bourgeois et prolétaires souffraient des mêmes vices, étaient rongés par le même égoïsme. Il venait d’assister aux manœuvres sournoises de firmes « amies » qui avaient tout fait pour couler Carnavalli et dont le mot d’ordre était maintenant de faire le vide autour des Thüringer qui chancelaient. La haine des maisons rivales, suscitée par l’introduction des élévateurs et l’acceptation de délégués syndicaux à la place des vatafs, avait valu aux armateurs allemands et à Carnavalli des déboires qui avaient décidé de leur ruine. Pourtant, ces ennemis d’aujourd’hui étaient des amis d’hier, frères de même classe. Où était la solidarité ? Dans le courant du mois suivant, les Thüringer fermèrent leurs bureaux, congédiant tous les employés. Julie, flairant la
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misère, partit d’elle-même, disant qu’elle voulait aller se marier dans son pays. Anna en fut bien aise et, de son côté, ferma la porte à tout le monde. Les stores des fenêtres de la rue restèrent baissés. On verrouilla l’entrée principale et on décrocha la sonnette. La maison prit l’aspect austère d’un pensionnat de jeunes filles. Dans les calmes journées d’un bel hiver riche de soleil et de poudre de diamant, seuls les affreux fournisseurs de victuailles continuaient à venir crier leur marchandise devant la porte de service, étonnés de ne plus être accueillis comme d’habitude. On leur faisait signe, par la fenêtre de la cuisine, qu’on ne voulait rien acheter. Ils protestaient de leur désintéressement, insistaient sur la qualité de la volaille ou du légume apportés, qu’ils paraient des diminutifs les plus cocasses, et souvent ne s’en allaient qu’en abandonnant la marchandise dans l’embrasure de la galerie vitrée. Ainsi la misère fut rendue supportable jusque vers le milieu de février, quand M. Max déclara un jour à sa femme qu’il ne possédait plus un sou. Rien. Pas même de quoi faire le marché de la journée. – Et tu ne peux pas emprunter à quelqu’un ? lui demandat-elle. – Non ! lui répondit-il. Seuls les pauvres empruntent pour manger. Les riches, lorsqu’ils sont ruinés, il ne leur reste qu’à mourir. Anna vint pleurer sur l’épaule d’Adrien et lui répéter cette « incroyable réponse » de son mari. – Me voilà revenue aux jours de mon enfance, quand nous vendions des objets de ménage pour acheter du pain ! Adrien, qui ne recevait plus de salaire, lui remit une centaine de francs pris sur ses économies. Anna les accepta sans façon. Puis ce fut le tour de Hassan, le cireur, de lui remettre tout son magot, un millier de francs. Mais ces sommes-là étaient des
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bagatelles pour une maison dont les patrons changeaient de chemise de soie tous les matins, nourrissaient les chiens avec des biftecks et fumaient pour vingt francs de havanes par jour. Bientôt, ils eurent à choisir entre fumer ou manger, entre la chemise changée tous les matins ou le chauffage des appartements. Max et Bernard Thüringer n’hésitèrent pas un instant : ils optèrent pour le havane et les sept chemises de la semaine. Tous les deux ou trois jours, la mère Charlotte, traînant péniblement ses jambes enflées, allait en ville bazarder quelque bibelot, argenterie ou bijoux, ayant toujours soin, à ces occasions, de faire sa petite réserve de schnaps. Les frères Thüringer faisaient aussitôt la leur, de cigares. Pour les chemises, c’était plus simple : la mère d’Adrien avait pris maintenant l’habitude de laver sans être payée. Mais un jour, des messieurs du tribunal vinrent apposer les scellés sur tous les meubles, jusqu’aux menus objets. Il ne fut plus possible de rien vendre. On manqua même de services. Et comme il n’y avait pas grand-chose non plus à mettre sur la table, on accepta l’assiette ébréchée et quelque méchante cuillère, en même temps que la soupe aux pommes de terre, que chacun mangeait debout. Après quoi, les deux armateurs allumaient leurs beaux cigares et, le paletot sur les épaules, commençaient à arpenter les pièces pendant des heures, pour se réchauffer. Car le peu de combustible qui restait était réservé à la cuisine. Dans les chambres, on ne chauffait plus que matin et soir, au moment de faire sa toilette. Cette façon d’accepter le mal, sans un murmure, Adrien la trouva héroïque. Il n’aurait jamais soupçonné un tel stoïcisme chez des hommes habitués à la vie facile. Anna se montra plus hargneuse, elle reprochait tous les jours à ses sœurs Hedwig et Mitzi de « rester là à se faire nourrir comme des parasites ». Hedwig, meurtrie, alla se placer. Quant à Mitzi, la pauvre vida les lieux d’une manière bien inattendue. Extrêmement gour– 150 –

mande, elle dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Un jour, comme il n’y avait rien à se mettre sous la dent, elle découvrit dans les bureaux des échantillons de froment, qu’elle fit bouillir sommairement. Elle en avala trois assiettées et mourut au bout d’une semaine. C’était une jeune fille de cent quatrevingts livres, qu’on eut de la peine à faire entrer dans la bière. Sa mort occasionna des dépenses tragiques. Et, visiblement, Anna était prête à demander à tout le monde si on pouvait se permettre le luxe de mourir par des temps pareils. Aussi, le seul qui la pleura sincèrement fut le brave Hassan, à qui les gros seins de Mitzi faisaient tant de plaisir lorsqu’ils se montraient un peu. Ce fut également le bon Turc qui fournit sur-lechamp l’argent nécessaire à l’enterrement. Peu de temps après, il y eut dans la maison une autre mort qui causa encore plus d’embarras. Ce fut celle de M. Bernard. Le cadet des frères Thüringer, nature délicate, supporta mal la nutrition insuffisante et le froid. À la fin, il ne quittait plus son lit et vomissait tout ce qu’il mangeait. Une nuit, on le trouva évanoui dans les W.-C., où il faisait un froid sibérien. Le lendemain, une double pneumonie se déclara, qui l’emporta en trois jours. Il n’y eut pas un médecin pour le soigner ni un ami qui vînt le visiter sur son lit de mort. Il resta deux jours sans cercueil. Adrien et sa mère purent réunir dix francs, en retournant leurs poches, mais c’était peu. Alors on dit la triste vérité aux fournisseurs qui venaient réclamer leur argent : et ceux-ci, oubliant ce qu’on leur devait, se cotisèrent entre eux et fournirent les moyens d’enterrer, aussi pauvrement que possible, l’ancien riche armateur Bernard Thüringer. Ils suivirent même son corbillard : – On ne peut pas laisser un homme aussi seul sur la terre ! avait dit barba Stamatis.

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Maintenant, la détresse qui régnait dans la maison entra dans une autre phase. Le nombre de bouches à nourrir avait diminué de moitié. Et bientôt, les époux Thüringer et Mme Charlotte, qui devaient continuer le calvaire, ne furent plus si seuls. La nouvelle de leur incroyable dénuement ayant gagné la banlieue, les mêmes femmes miséreuses qu’Anna secourait jadis vinrent aujourd’hui à son aide. Elles étaient tout aussi malheureuses qu’autrefois, mais le pauvre sait toujours partager son morceau de pain avec un plus pauvre que lui. Du reste, l’hiver, quand le travail est introuvable dans un port comme Braïla, nombre de ménages ouvriers comptent sur l’assistance de certains parents campagnards qui leur apportent ce qu’ils ont : un sac de farine de maïs ; un quartier de viande de porc ; un boisseau de haricots ou de lentilles ; des œufs ; du saindoux ; des pommes de terre. Ces produits, modestes, parfois de qualité bien médiocre, furent reçus avec reconnaissance par les affamés de la rue du Jardin-Public, durant tout le mois de mars. Il n’y eut pas de jour qu’une femme ne vînt déballer sa part de victuailles, dans cette cuisine qu’elle avait connue, six mois auparavant, riche des plats les plus fins, et qui maintenant était froide et dénuée de tout. Anna ne pouvait plus offrir du thé ou du café, et cette misère ne semblait pas l’humilier. Mais elle pleurait fréquemment, et au moment où l’on s’y attendait le moins. Enveloppée dans un gros châle, elle passait des heures accroupie devant la cuisinière, qu’un feu agonisant chauffait à peine. Ses amies et connaissances ne se montraient nullement étonnées du malheur qui la frappait. Pour elles, la pauvreté, la détresse même, étaient des ennemis familiers, à moitié domptés par le fait de sentir continuellement leur présence. Et nul n’était à l’abri de leurs sévices. Les contes populaires ne témoignaientils pas de l’existence de princes devenus mendiants ? Il fallait

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donc faire comme tout le monde, prendre la vie pour ce qu’elle était et espérer toujours, car le désespoir ne servait à rien. Les fournisseurs, à leur tour, tenaient à Anna le même langage. Au début ils ne croyaient pas à la ruine de la maison Thüringer, mais, peu à peu, ils s’étaient rendus à l’évidence. Maintenant, ils ne demandaient plus leur argent. Ils venaient là par attachement. C’était une maison qui avait toujours payé, les yeux fermés. Ils y avaient gagné beaucoup d’argent. Et « comme dans tout commerce, là où il y a bénéfice, il y a aussi des pertes ». Puis ils gardaient à Anna une vive reconnaissance pour l’amitié, la bonté, l’affection qu’elle leur avait prodiguées. Se souvenant du temps où elle ne manquait jamais de leur offrir un goûter chaud, ce furent eux qui apportèrent à leur tour du sucre, du thé, du café et même des sacs de bois, « pour chauffer la cuisine et bavarder un peu plus gaiement, comme jadis ». Anna préparait les boissons en sanglotant tout bas. M. Max venait parfois accepter une tasse de thé à ces réunions de la cuisine. Alors il tâchait de voir, avec son regard vide, et de comprendre ces fournisseurs qu’il redoutait et qui se montraient si humains. Le malheureux armateur avait affreusement maigri et souffrait d’une bronchite tenace. Cependant, il se considérait comme heureux d’avoir échappé à la prison. Ses entreprises liquidées le laissaient totalement pauvre, mais l’honneur intact. Sous peu, une maison de commerce de Galatz allait l’engager comme directeur, associé au bénéfice. Il ne voulait pas mourir. Il était décidé à lutter jusqu’au bout et, si possible, à créer à sa femme une vie indépendante.

Adrien, revenu à sa peinture en bâtiment, travaillait pour son compte depuis le début de mars, badigeonnant et peignant surtout des cabarets dont les tenanciers profitaient du chômage pour remettre à neuf leurs intérieurs. Comme la température, très basse, retardait le travail, empêchant le séchage des couches de peinture, il allait passer son temps libre auprès
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d’Anna qui était restée à ses yeux la même créature idéale, bien plus respectable depuis qu’elle souffrait d’une misère si noire. Toujours belle et voluptueuse, quoique plus maigre et triste, les visites du jeune homme, sa fidélité amicale, la rendaient heureuse. Elle l’aimait, maintenant, aussi purement qu’il l’avait toujours souhaité. Leurs tendres rapports n’étaient même plus cachés à M. Max, qui participait souvent aux entretiens qu’ils avaient, le soir surtout, près du fourneau de la cuisine. Le doux Allemand adorait Adrien et, un jour, il avait dit à sa femme que, si la mort le surprenait à présent, il était heureux de savoir qu’elle aurait « un ami sûr pour la protéger », ce qui fit rougir Anna comme une jeune fille. Mais Adrien préparait son âme pour de grandes épreuves. Décidé, l’automne précédent, à se consacrer au mouvement ouvrier de sa ville, il avait aujourd’hui complètement changé d’orientation. C’est que, durant l’hiver, des événements importants étaient intervenus. Dans le clan syndical, des propagandistes de Bucarest et des ouvriers de la ville même l’avaient fait passer pour « un camarade incertain, prêt à tous les compromis avec la bourgeoisie, pour laquelle il avait de la sympathie ». Le comité local, composé d’hommes sérieux, avait été remplacé, avec l’appui du « centre », par les individus les plus louches du port, des arrivistes dont le secrétaire-caissier mangea un jour la grenouille et dut être déféré à la « justice bourgeoise ». Adrien se convainquit que sa place, une place totale comme il l’entendait, n’était pas parmi ces « frères de classe ». Sa place y était d’autant moins que l’expérience douloureusement humaine qu’il avait vécue chez les Thüringer le fortifiait dans sa vieille pensée que la vie était trop complexe pour qu’on pût l’enfermer dans des cases dogmatiques, ainsi que l’exigeaient de lui les pontifes socialistes de Bucarest. C’est Mikhaïl qui avait raison : « Il faut être borné pour pouvoir agir frénétiquement sous ce drapeau-là, comme du reste sous tous les drapeaux. »

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Non. Il voulait être libre de souffrir avec quiconque – prolétaire, bourgeois ou même noble – était vaincu par la souffrance, par le destin, à l’exemple des deux frères armateurs. Eh bien ! oui : il souffrait des malheurs qui avaient frappé les bourgeois Thüringer et, s’il était dans son pouvoir, il aurait tout fait pour les aider à se relever. « Mon cœur, pensait-il, n’est pas sensible rien qu’à la souffrance de telle ou telle couche sociale, mais à tout ce qui souffre sur la terre, jusqu’aux bêtes. On ne me sortira plus de là. C’est inutile. » Il sera un homme seul, cela va de soi. Aucun troupeau humain ne l’admettra ni ne le soutiendra. Mais en échange son âme sera ouverte à toute la vie. Il aimera tel homme et détestera tel autre. Aucune doctrine ne lui imposera une action injuste. Il périra plutôt. Un soir des premiers jours d’avril il alla rue du JardinPublic faire ses adieux à ses bons amis : – J’ai reçu une lettre de Mikhaïl qui rentre de Mandchourie, dit-il. Il me donne rendez-vous à Bucarest. Je pars demain. – Et nous, murmura Anna, les yeux rougis par les pleurs, nous serons demain dans la rue. On vient enlever tous les meubles. La maison sera occupée par les nouveaux locataires. Adrien en fut écrasé de douleur : – Où irez-vous ? – Pour le moment, chez Lina. Elle veut bien nous héberger et nous nourrir en attendant que Max reçoive son poste de Galatz. Espérons que cela ne tardera pas trop. Autrement… Adrien les embrassa tous les trois et partit. Place du Centre, à la lumière d’un réverbère, son regard tomba sur une affiche qui annonçait aux ouvriers l’arrivée en
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ville de Cristin le propagandiste, et sa conférence pour le soir même, au siège du syndicat. Adrien, curieux, voulut aller l’écouter, mais, devant la salle de réunion, bourrée de monde, il avait à peine ouvert la porte que la voix criarde de Cristin le frappa avec ce bout de phrase : – … Car la bourgeoisie, avide de gros bénéfices et solidement défendue par des baïonnettes… Adrien referma vite la porte : « Oui, la bourgeoisie est ce que tu dis, mais elle peut être encore quelque chose que tu ignores. » Et il fonça dans la nuit.

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